Il y a 15 jours, Peter Turnley nous confiait ses images. Aujourd’hui , c’est David Turnley son frère jumeau qui fait de même : 38 images que nous publierons en deux parties accompagnées de son très touchant témoignage.
Jean-Jacques Naudet
Photographier l’âme de l’humanité – Ukraine – par David Turnley (1)
Il y a trente ans, alors que je photographiais pour un livre, voyageant à travers toutes les républiques de l’ex-Union soviétique, j’ai eu le privilège de visiter l’Ukraine, où j’ai photographié le mariage qui a duré trois jours de Roman et Luba, dans un village près de Lviv, à un moment où l’Ukraine était sur le point d’accéder à l’indépendance et à une société démocratique. C’était un moment d’espoir et de joie, rempli de la croyance en des possibilités nouvelles.
Et puis, nous nous sommes réveillés le 24 février 2022, trois décennies plus tard, pour apprendre que Vladimir Poutine avait commencé l’invasion de l’Ukraine, désormais une nation souveraine, avec toute la puissance de la machine de guerre russe, lançant vers l’exode 5 à 10 millions de réfugiés, et créant des scènes qui résonnent avec les images de l’horreur provoquée par un ancien dictateur mégalomane, pendant la Seconde Guerre mondiale. Des scènes de dévastation et de crimes de guerre, à seulement deux heures de Paris, sont non seulement choquantes et désillusionnantes, mais totalement inacceptables.
S’il devait y avoir un bon coté à la pandémie mondiale, vécue par l’humanité partout au cours de ces deux dernières années, c’était l’espoir que cette épreuve partagée pourrait non seulement inspirer la compassion, mais aussi donner un sens à l’humanité, rempli de la volonté d’une solidarité mondiale.
Tout cela a été brisé le 24 février 2022.
A 17 ans, j’ai eu la chance, de découvrir la photographie. Ce qui m’a tout de suite attiré, c’est le pouvoir de la photographie d’essayer de donner une « voix » à ceux qui se sentent rejetés. Et depuis 50 ans, j’ai le privilège de photographier l’âme de l’humanité à travers le monde. Cela a inclus la plupart des grandes guerres de cette époque. J’ai été témoin du rôle que la photographie a joué dans la lutte contre l’injustice et lorsque la guerre en Ukraine a commencé, j’ai senti que je devais y aller.
Mes premières impressions après un vol de deux heures depuis chez moi à Paris, à l’arrivée à la gare de Cracovie en Pologne fut de voir des réfugiés ukrainiens, femmes et enfants arrivant en train depuis la frontière Ukraine-Pologne avec les yeux fatigués, anxieux des personnes déplacées. Donnant le sentiment de gens qui baissent leur garde, mais qui sont perdus. Un jeune homme, dormait accoudé à une boîte à chaussures dans un couloir de gare. J’ai appris plus tard que la boîte contenait son chien de compagnie. Personne ne se plaignait. Beaucoup voyagent ou font la queue depuis plusieurs jours. Pommettes saillantes. Les yeux larges et émouvants. Tous transportent leur vie antérieure dans deux sacs. Confrontés à l’énorme question de la suite ? Un immense sentiment de solidarité.
Arrivé plus tard cette première nuit à la frontière polonaise, j’ai vu à la gare, des réfugiés ukrainiens qui venaient d’arriver à l’intérieur de la Pologne, depuis des trains devenus des abris temporaires. Je regardais leurs yeux brillants désorientés comme ceux de tous les réfugiés dans les zones de guerre du monde entier. Tant d’yeux injectés de sang. Il y avait des jeunes volontaires portant des gilets jaunes, essayant désespérément de répondre aux questions, beaucoup qui n’avaient pas de réponses. J’étais impressionné par la patience de chacun. Encore une fois, personne ne se plaignait. Rester au chaud, trouver de la nourriture, un endroit où dormir pour la nuit sont devenues les premières étapes impératives de la survie. J’avais l’impression de voir des scènes d’horreur de la Seconde Guerre mondiale. Quand je regardais les gens dans les yeux pendant que je faisais des photos, j’avais de profondes émotions. J’avais l’impression momentanée qu’à ce moment-là, les gens que je photographiait se sentaient respectés, considérés. Maintenant, un mois plus tard, je continue chaque heure de chaque jour, à voir tous ces yeux, et à ressentir ces moments, et ce dont j’ai été témoin profondément dans mon cœur. Je réalise aussi que partout où je regardais, je voyais en quelque sorte ma propre fille ou ma propre femme. Je vois des Ukrainiens se battre pour leur survie, au milieu de l’Europe, à seulement deux heures de la sécurité de notre maison à Paris.
J’ai traversé en voiture la frontière Pologne-Ukraine. De longues files de voitures attendaient pour présenter les documents. Il faisait gris et froid en Europe de l’Est. Et partout où je regardais, les gens avaient des couvertures autour de leurs épaules dans la neige qui tombait doucement. Le voyage à Lviv, qui dure normalement environ deux heures, en prenait cinq. Je me souvenais de la vaste campagne que j’avais vu lors de mon voyage à travers le grenier à blé de l’Union soviétique, il y a 30 ans. La campagne, parsemée de villages, et de clochers d’églises chrétiennes orthodoxes. Il n’y avait aucun signe de guerre ici sauf le long du chemin des barricades militaires qui étaient établies aux carrefours avec des sacs de sable et des hommes debout en civil avec des kalachnikovs.
En arrivant à Lviv, je me souvins à quel point cette vieille ville d’Europe de l’Est était incroyablement belle, elle était à une époque, avant la Seconde Guerre mondiale, le foyer de la plus grande communauté juive en dehors de Varsovie, en Pologne, avec à l’époque une cinquantaine de synagogues, il n’y en a plus que deux.
Ma vie est devenue centrée sur la gare de Lviv. J’ai à nouveau l’impression d’être dans un film avec des scènes de la seconde guerre mondiale. Des dizaines de milliers de réfugiés, allant et venant dans de vieux trains de toute l’Ukraine partant pour la Pologne, la Roumanie, la Tchécoslovaquie, l’Allemagne… Des réfugiés entassés partout, attendant, de la fumée partout depuis les trains qui arrivent, attendent et partent. Depuis les tonneaux dans lesquels brule du bois autour desquels les réfugiés se blottissent pour rester au chaud. Des tentes humanitaires distribuent de la nourriture, des boissons. Encore une fois, je suis submergé par la gentillesse des Ukrainiens. Je n’ai jamais entendu quelqu’un se plaindre de quoi que ce soit malgré la patience sans fin requise lors des attentes nébuleuses et interminables.
Il y a des scènes partout de femmes, de familles, disant au revoir à leurs pères, maris, frères, qui restent pour se battre.
Je vois une gentille petite fille, qui me rappelle tellement ma propre fille, regardant le monde depuis la voiture-couchettes qui est devenue la maison de sa famille pour un voyage vers l’inconnu. Je monte à bord du train, elle est accompagnée par sa maman et elles sont impatientes que le train parte, mais j’ai éprouvé le besoin de les rencontrer. Nous ne pouvons pas parler avec des mots, mais avec nos yeux et nos cœurs. Il est clair qu’elles ont fui la zone de guerre. La fillette, dont j’apprends qu’elle s’appelle Masha, prend soudain le livre qu’elle lit avec un titre en anglais » Devine Combien Je t’aime » sur la couverture. Mon cœur a fondu je leur souhaite alors qu’elle et ses frères et soeurs ukrainiens sachent combien le monde les aime, comme moi aussi. Je n’oublierai jamais ce moment, et cette photo.
Je vois un jeune couple, chacun à sa manière, fort, et d’une beauté poignante. Il est clair qu’ils sont ensemble. Je demande à la jeune femme, ne sachant pas qu’elle comprendrait mon anglais, quelle est leur relation. Et elle se retourne, fièrement, et élégamment, et dit dans son bel anglais, « We are lovers ». Alors que je fais son portrait dans cette gare imposante du vieux monde, de la fumée s’échappant de partout, je vois une femme incroyablement belle, avec une cicatrice sur la joue, qu’elle porte avec une dignité et une force extraordinaire. Un autre moment que je n’oublierai jamais.
Je suis invité à rejoindre, à l’antenne, mon ami et l’un des meilleurs journalistes au monde, Anderson Cooper. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois en Afrique du Sud, lors des funérailles de Nelson Mandela. Nous avons été dans tant de zones de conflits et de traumatismes identiques dans le monde. J’ai l’impression d’être en conversation avec un frère – et la profondeur de son empathie, et sa volonté de témoigner pour que le monde voie et sache m’inspire et m’émeut. Je quitte cette réunion avec reconnaissance pour notre amitié.
À suivre…
Peter Turnley
www.davidturnley.com
Biographie de David Turnley
Né aux États-Unis, David Turnley, lauréat du prix Pulitzer de photographie, du Robert Capa Gold Medal for Courage et deux World Press Photographs of the Year, est considéré comme l’un des plus grands photographes documentaires au monde.
Il arrive en France en 1975 à l’âge de 19 ans. Il vit alors dans une chambre de bonne à côté de la cathédrale Notre-Dame de Paris, il étudie le français à la Sorbonne, vend des glaces à côté de la cathédrale et rencontre les plus grands photographes du siècle, Henri Cartier Bresson et André Kertész pour n’en citer que quelques-uns.
Tout au long de sa carrière, David a travaillé dans quelque 90 pays, couvrant tous les grands moments historiques des cinquante dernières années.
Paris a été pendant de nombreuses années sa base et sa ville spirituelle où il a toujours photographié « l’âme de l’humanité ».
Après de nombreux voyages, en tant que photographe de guerre, dont plus récemment la tragique guerre d’Ukraine, il aime revenir à Paris – la ville qu’il aime tant – soulagé.
Le frère jumeau de David, Peter Turnley, est également un grand photographe documentaire, et parisien de nationalité française et américaine.
David vit à Paris avec sa femme Rachel, une grande danseuse de ballet, et leur fille de 10 ans, Dawson, qui étudie dans une école publique de Paris Centre. Son fils Charlie, 28 ans, est né à Paris.