Les perdus : autoportraits sombres (2017-19)
Mon approche de l’autoportrait, en tant que portrait ressemblant ou défiguré, est le genre photographique que je pratique depuis les dernières années de 1990. Cette production est menée, de près ou de loin, par la référence à la dimension autobiographique élargie.
Si je pose que mes autoportraits me représentent d’abord, j’exprime qu’ils deviennent aussi –dans la narration de l’ensemble du corpus– des portraits de personnages issus de la marginalité, une marginalité à la fois fictive et réelle. Dans ce sens, mon rapport à la marginalité est lié à mon histoire personnelle de vie (homosexualté, rejet et intimidation machistes, dépression) et à mon histoire familiale (la folie) comme il est refaçonné constamment, dans mon imaginaire, par mon rapport hyperactif à la création artistique et mon lien anthropologique au symbolisme. Comme moi –figurant dans l’autoportrait–ces personnages sont des perdus, soient les travelos et les trans-genres (No 5, 15) et plus particulièrement les fous (Nos 2, 3, 4, 6, 7, 8, 9, 10, 11, 12, 13, 14, 16, 17)
Les perdus est le titre qui m’est apparu le plus pertinent pour nommer cette série. D’abord, il s’est manifesté spontanément à mon insu. Puis après réflexion, j’ai ressenti l’impact foudroyant qu’il a eu sur moi en faisant remonter, sur le coup, mes refoulements en pleine face. Les perdus, c’est une « catégorie » comme on dit un « genre », une réalité qui m’est inévitable, profondément ancrée en moi, avec laquelle j’ai peu de distance identitaire et psychologique et que j’essaie de définir ici en mots.
Les perdus ce sont des êtres troublés par une perte immense. Ma mère est morte il y a environ trois semaines depuis la préparation de ce dossier photographique (No 1). Perdu, je survis à son décès, je ne suis pas désespéré mais je suis autrement et cette façon différente d’être au monde, troublée par le manque, je la subis plus que je ne la comprends. Perdu, par cette perte, je me retire, sans désir, autre perte qui me fait mal.
Les perdus ce sont aussi des gens géographiquement égarés, déroutés, désorientés, qui ne retrouvent pas facilement leur chemin parce qu’ils souffrent d’abandon et qu’ils ne croient pas en eux-mêmes ou bien parce qu’ils sont symboliquement aveuglés, pour ne pas dire aveugles dans un sens métaphorique (No 3, 12, 13, 14). Il y a quelques années j’éprouvais, dans les villes où je voyageais seul, ce sentiment d’égarement/aveugement qui me faisait éprouver des vertiges et des nausées jusqu’à ce que se manifeste la peur de m’évanouir. Je me sentais sans contrôle sur mes affects et totalement désespéré jusqu’à ce que je puisse me resituer.
Les perdus se sont aussi sont qui ont perdu la foi, l’espoir : ceux qui n’ont plus rien à croire et je ne parle pas ici de religion malgré que dans mes photos la croix soit souvent présente. Ce que je cherche à symboliser par la croix c’est le rapport à la destinée : ont dit « porter sa croix » cette métaphore biblique nous rappelle que nous sommes des êtres qui doivent supporter et défier nos épreuves devant lesquelles nous sommes les seuls responsables. « Porter sa croix » c’est avancer péniblement dans sa destinée vers la mort, la perte de toute énergie vitale.
Les fous sont des perdus face à notre système de normalisation et notre raisonnement supposément logique à ce qui nous paraît être le réel. On dit des fous qu’ils ont perdu le contact avec la réalité, notre réalité. On dit des fous qu’ils ont perdu la raison, notre raison. Traumas, délires et crises de panique font des fous des êtres qui usent du langage autrement. Ils se sentent incompris du fait qu’ils attribuent à la signification des événements réels ou imaginaires un contre-sens que notre logique ne nous permet pas de décoder. Les fous sont ceux qui ont perdu la paix intérieure dorénavant remplacée par l’angoisse d’intégration. Si à partir de mes autoportraits je représente des personnages imaginaires que j’associe à la folie je n’extrapole pas : cela existe, je sais de quoi je parle, et la folie a toujours comme point d’ancrage la famille.
La photographie est mon garde-fou : elle me permet de confronter mes pertes et de panser mon être. La photographie m’est vitale. L’autoportrait est exigeant. Il implique inlassablement le retour sur soi, mais c’est pour cette raison qu’on le choisit. Je peux le mettre en relation avec le discours sur soi sur lequel la thérapie psychologique se fonde. Mais, ce qui fascine le photographe de l’autoportrait, c’est la découverte de la diversité des images de soi qui s’affirment souvent inconsciemment et qui, après-coup, lui permettent de comprendre et d’accepter que « Je est un Autre ».
Claude-Maurice Gagnon