Voici l’entretien entre Yoann Cimier et Sophie Bernard, dans le cadre de notre couverture du festival Circulation(s). En déambulant sur les plages tunisiennes durant l’été, Yoann est fasciné par les constructions éphémères que créent les Tunisiens lorsqu’ils se rendent à la mer. Pour lui, il ne s’agit pas d’un phénomène anodin : chaque élément constitutif de ces campements à l’existence limitée est révélateur. En observant la manière dont la population locale prend possession de l’espace balnéaire le temps d’une journée, il rend compte des dynamiques traversant la société tunisienne.
Pourquoi êtes-vous devenu photographe ?
Une vocation par défaut probablement. La photo offre la liberté de pouvoir traiter de tous les sujets. C’est un passeport diplomatique pour entrer dans des mondes inconnus que l’on ne pourrait vraisemblablement jamais approcher sans le prétexte de la photographie. Quel autre métier offre autant de possibilités ? Tout au long de l’enseignement secondaire, mes professeurs n’ont cessé de me répéter que je venais faire du tourisme en cours. Ma pratique de la photographie correspond assez bien à cette définition finalement. Il faut toujours écouter ses professeurs.
Vivez-vous de la photographie ?
Je vis de la photographie depuis une quinzaine d’années. J’ai créé mon propre studio (Studio Zembra) à Tunis où je vis depuis 9 ans. Je partage mon temps entre des travaux de commande (publicité, architecture, décoration, reportages corporate, presse…) et le développement de projets personnels.
Avez-vous une autre activité à côté ? Quel type ?
Au sein de mon studio, j’assure également la partie pré-presse pour mes clients : la création et réalisation technique du support final des photographies (catalogues, affiches, livrets, publications numériques, web…), ainsi que le suivi d’impression chez l’imprimeur pour le print. J’ai fait le choix d’offrir au client une vraie cohérence entre la photographie et son support de diffusion. Souvent avec les intermédiaires (graphistes, agences), le travail du photographe se retrouve dilué et relégué à de l’illustration. En tant que photographe, je souhaite que la photographie occupe une place centrale et demeure un élément déterminant dans chaque projet.
Par ailleurs, je dispose d’un traceur grand format au studio, ce qui me permet de produire des expositions pour d’autres photographes, d’effectuer des tirages d’archives pour mes clients architectes, et pour des particuliers qui souhaitent voir imprimer leurs images sur un papier de qualité. Tout cela fait partie de mon activité de photographe aujourd’hui.
Avez-vous déjà publié un livre ?
Je viens de publier Nomad’s Land aux éditions Lalla Hadria, en Tunisie. C’est un projet né sous l’impulsion de l’éditeur dans le cadre d’une nouvelle collection, « Art Photo », qui s’étoffera au rythme d’un ou deux livres par an. Nous organisons actuellement des lectures de portfolio afin d’encourager et produire de nouveaux regards qui émergent en Tunisie et au Maghreb. Nomad’s Land devrait également être diffusé en France dans les librairies spécialisées photo, à Paris notamment. Le livre est présent sur les tables d’éditeurs au Festival Circulation(s) et il est disponible sur mon site web : www.yoanncimier.com
Avez-vous déjà reçu un prix ?
Mon travail a seulement fait l’objet de quelques sélections à des festivals, auxquels je ne participe qu’assez peu. Je vais essayer d’y consacrer plus de temps.
Avez-vous déjà exposé ?
Ma dernière exposition personnelle a eu lieu en décembre-janvier dernier à Tunis, à la Galerie Le 32 BIS. C’est un très bel espace industriel des années 1950 – ancien siège de PHILIPS – sur 3 étages, en plein cœur de Tunis. J’ai pu investir la totalité des salles avec des tirages grand format, et des installations réalisées par des architectes et designers que j’ai invités pour réinterpréter le thème de la tente nomade. L’exposition se poursuit à La Maison de France à Sfax (Tunisie) depuis le 17 mars à l’invitation de son directeur, Joël Savary, fin connaisseur de photographie contemporaine. Puis, je pense investir le très beau Musée Lalla Hadria à Djerba cet été, les dates ne sont pas encore définies.
Comment avez-vous connu le Festival Circulations ? Qu’en attendez-vous ?
Je suis l’évolution de l’association Fetart – à l’origine du Festival Circulation(s) – depuis sa création en 2005. J’ai d’ailleurs participé à l’un de leurs premiers événements à la galerie Univer à Paris. Marion Hislen et son équipe ont fait beaucoup de chemin depuis, et réalisé un véritable travail de fond que personne n’avait entrepris jusque là.
Mon souhait serait que les photographes dévoilés par le festival puissent porter leur talent au-delà de leurs propres frontières, et que de vraies opportunités professionnelles s’offrent à eux pour leur permettre de poursuivre leurs projets, souvent difficiles à mener et à diffuser.
Décrivez le propos de votre série et expliquez pourquoi vous avez décidé de la faire ?
C’est un projet que j’ai débuté en 2011 par hasard, alors que j’étais en vacances sur l’île de Djerba. Ma chambre d’hôtel ouvrait sur une vaste plage publique, et j’ai vu ces familles arriver de loin avec charrettes, enfants, animaux, mobylettes… et s’approprier l’espace balnéaire comme rarement en improvisant des abris aussi rudimentaires qu’astucieux, face à la mer. J’ai pris mon appareil et ai passé deux heures en plein soleil à observer les installations et à arpenter la plage de long en large. Ces objets « nomades » posés sur le sable étaient presque naturellement à l’état de photographie. Je n’avais qu’à appuyer sur le déclencheur.
J’ai tout de suite perçu les qualités architecturales et l’atmosphère poétique de ces tentes minimalistes et colorées gonflées par le vent, toutes semblables et différentes à la fois. Le sujet s’est finalement imposé de lui-même : ces cabanes étaient comme autant d’objets trouvés, apparentés à des « Ready Made » surréalistes. J’ai commencé à les collectionner.
Peu à peu le projet s’est étoffé, et au fil de mes recherches, j’ai découvert de nombreuses lectures possibles du sujet : architecture, ethnographie, sociologie… Mais d’un point de vue strictement esthétique, je me suis surtout attaché à trouver de la beauté là où d’autres voient de la laideur en voulant révéler un reflet parfois dérangeant de la société tunisienne. C’est aussi cet anti-art propre à la photographie qui est au centre de cette série.
En quoi consiste l’étape préparatoire de cette série ?
En collectionnant ces objets photographiques, j’ai dû structurer le travail pour lui donner une cohérence formelle. Je me suis donc imposé certaines contraintes. L’aspect sériel était l’axe à suivre, puisque le mode opératoire consistait à faire et refaire la même photo, agrémentée d’une ligne d’horizon qui se prolonge d’une photographie à l’autre. Avec une relative économie de moyens j’ai pu ainsi explorer la variété des formes (les cabanes) en les isolant sur un fond toujours identique (le sable, la mer, le ciel) comme j’aurais pu le faire en studio sur un fond neutre. Le cadrage, la distance et la lumière sont les éléments essentiels de cette uniformité. Inconsciemment, il y a sans doute l’influence de Turner, Rothko, Hockney, qui intervient dans cet étagement des plans. Car je voulais que chaque photographie soit aussi perçue individuellement comme un tableau, avec cette belle lumière blanche, propre à la Tunisie. Celle-là même qui a ébloui les peintres Paul Klee, August Macke, Louis Moilliet, Albert Marquet… lors de leur séjour en Tunisie au début du XXe siècle.
J’ai donc opté pour une lumière écrasante, en travaillant volontairement entre 11h et 14h sous un soleil au zénith afin de supprimer les ombres portées et en surexposant lors de la prise de vue pour épurer chaque sujet. Enfin, j’ai relégué la présence humaine au second plan. C’est le dernier élément à intervenir dans la photographie, à quelques exceptions près. Une fois ces lignes conductrices définies, je me suis enduit de crème solaire, armé d’un chapeau de paille, et de patience. Marcher dans le sable en plein été tunisien est une réelle épreuve physique qui force à se concentrer sur l’essentiel.
Quels sont vos maîtres ou vos références dans la photographie ou dans l’histoire de l’art ?
En quittant la France pour m’expatrier en Tunisie je me suis libéré du poids des influences. En France, la culture est partout. Mais pour quelqu’un qui a des velléités artistiques c’en est presque écrasant. Depuis que je suis installé sur l’autre rive de la Méditerranée, mes goûts ont changé, j’ai cessé d’être sous perfusion culturelle constante. Je me suis mis à photographier de manière aléatoire, sans souci d’efficacité, sans projet à la clé, sans filtre. Je laisse faire le hasard.
Errance de Raymond Depardon fait partie de mes classiques en photographie. La série Trying to Dance de JH Engström a aussi été un marqueur. En 2004, l’Artothèque d’Angers (d’où je viens) venait d’acquérir quelques tirages de cette série. Moyennant un abonnement annuel, il était possible d’emprunter ces œuvres pour une durée déterminée. Je les ai louées pendant six mois ! Dans d’autres champs artistiques, le cinéma de Marco Ferreri (Dillinger est mort, Rêve de Singe) m’a longtemps fasciné, tout comme le cinéma expérimental de Matthias Müller (spécialement Vacancy réalisé à partir d’images d’archives de Brasilia…) une adéquation rare entre cinéma et photographie. En peinture, la technique et le style de Mati Klarwein m’ont toujours sidéré. L’archétype du peintre en phase avec son époque.
Pensez-vous que la photo ou une photo peut changer le monde ?
La photo a déjà changé le monde. C’est un mode de consommation dont plus personne ne peut se passer. La photo, la vidéo et cet arsenal de diffusion numérique que sont les tablettes, ordinateurs, téléphones, réseaux sociaux… sont devenus de véritables stupéfiants. Tout le monde est accro. Avec l’accélération exponentielle du tout-numérique, l’image est effectivement devenue « la plus puissante forme de pollution mentale » (Susan Sontag).
En quoi la photographie a-t-elle changé votre point de vue sur le monde ?
La photographie permet de s’extraire du monde. C’est une échappatoire, une porte de sortie. Nous sommes saturés d’images dans un monde voué à l’uniformité et au saccage généralisé. Notre responsabilité de photographe consiste à prendre le contrepied de cette réalité, à sortir des normes de la vision ordinaire, à contrecarrer l’enfermement sur nous-mêmes, à révéler et à transmettre la noblesse de l’image fixe. C’est un projet idéaliste.
FESTIVAL
Festival Circulation(s) – Jeune Photographie Européenne
Du 26 mars au 26 juin 2016
CENTQUATRE
5 rue Curial
75019 Paris
France
Fermé le lundi
Plein tarif : 5 euros
Tarif réduit : 3/2 euros
Les expositions en plein air sont libres d’accès ainsi que Little Circulation(s)
Catalogue
Editions 2016, 22 euros
http://www.festival-circulations.com
http://www.yoanncimier.com