Rechercher un article

Cindy Sherman – The Picture Generation

Preview

Cindy Sherman, masques et portraits de genre par Thierry Grizard

“I’m really just using the mirror to summon something I don’t even know until I see it.” – Cindy Sherman.

«J’utilise seulement le miroir pour invoquer quelque chose dont je ne sais rien jusqu’à ce que je le voie.» – Cindy Sherman.

 

Cindy Sherman et la photographie

Cindy Sherman est de manière convenue présentée comme une photographe conceptuelle traitant des genres et de l’identité dans une perspective féministe et selon une « facture » post-moderne.

Ce sont évidemment des raccourcis, qui, en outre, reposent sur des notions proches parfois du postulat, notamment lorsqu’il s’agit de définir ce qu’est le post-moderne.

Mais avant tout, s’agit-il bien de photographie ? C’est la première chose que l’on souhaite clarifier. Cindy Sherman n’a jamais montré de photographies, instantanées, photo de rue, ou autre, hors les clichés de ses mises en scène, à l’exception, tout de même, des publications sur son compte Instagram.

Théâtre photographique

Pour elle la photographie est en quelque sorte une méthode d’enregistrement dans un processus systématique et sériel. Elle travaille à l’image des artistes conceptuels qui utilisaient la photographie de manière neutre, comme fixation d’une démarche analytique et critique ou d’une performance. La photographie pour eux n’était que rarement un élément crucial du système.

Cindy Sherman procède à une sorte de performance théâtrale, une mise en scène à vocation critique, teintée d’ironie Pop Art, ou plus positivement d’un humour noir et grinçant. La photographie est comme l’archivage  d’un état de la représentation théâtrale que donne, seule dans son studio, Cindy Sherman. Toutefois, dans le travail de l’artiste new-yorkaise la photographie n’est ni neutre, ni accidentelle. Elle est une réplication d’une image existante ou supposée telle parce qu’elle est significative d’un certain type de représentation, notamment dans la série Untitled Film Stills : la représentation phallocratique de la femme dans le cinéma hollywoodien des années 1950. Que ses mises en scène photographiées soient des images doubles de l’image symbolique, médiatique et filmique entre autres, n’est évidement pas indifférent, c’est même l’axe conceptuel autour duquel toute sa démarche gravite, laquelle consiste à « répéter » pour créer l’écart.

« Rétro-ingénierie » et photographie

Cindy Sherman, dans la lignée de la critique Pop Art de la culture vernaculaire reproduit, à travers la mise en scène, des stéréotypes, elle les duplique en les isolant, en les décollant plus ou moins violemment du référent réel (un film) ou fantasmatique (les représentations collectives). Le théâtre d’images et de signes mis en œuvre physiquement dans le théâtre shermanien a intrinsèquement besoin de la photographie comme double sémiotique. C’est la planéité et l’isolement temporel de la photographie qui permet le retour critique de l’image décalée (le théâtre de signes joués ou symbolisés) sur elle-même (l’image collective de la Femme, du désir, du jeunisme, etc.). Une image pour une image.

Medium et matériau

D’autre part, Cindy Sherman a souvent affirmé qu’elle ne voulait pas d’un mode d’expression qui soit élitiste, précieux. La photographie par son approche directe sans intervention de la virtuosité de facture, correspondait mieux à son désir de rester proche de la culture populaire, et d’évacuer la notion d’artiste démiurge, position assez banale dans les années 1970 et 1980.

Le medium de Cindy Sherman n’est pas strictement la photographie, elle est plutôt une performeuse qui joue des rôles, le matériau de sa démarche n’est autre qu’elle-même. La photographie est pourtant bien le medium au sens où il est le milieu dans lequel les performances théâtrales de Sherman prennent tout leur sens. Un environnement aussi fin qu’un plan de projection, comme une feuille qui trancherait la trame temporelle pour donner une surface sur laquelle le réel se retourne comme un gant en se répliquant.

Les Masques révélateurs de Cindy Sherman

Les jeux d’apparences et la précarité de l’identité par identification aux modèles de représentation sont le sujet, le motif du travail de la photographe conceptuelle, le paysage sémiotique à partir duquel elle brode des jeux de rôles critiques, sarcastiques et propres à des glissements purement subjectifs et incontrôlés.

La démarche de Cindy Sherman est, malgré la qualification de conceptuelle, intuitive. Certes, elle travaille par séries : les stéréotypes machistes du cinéma hollywoodien, les pleines pages de magazines de charme, la peur de vieillir et le jeunisme, les clowns tragiques du quotidien, etc. Il y a bien une apparence de systématisme, le même modèle, souvent unique, des cadrages assez similaires et en pied, une distance de prise de vue constante, un niveau de détail élevé, etc. Mais les agencements auxquels elle procède ne sont pas préétablis, de son propre aveu, elle ne sait jamais ce à quoi va aboutir la représentation théâtrale en cours. Cette machine désirante spéculaire qui fonctionne comme une sorte de digestion conceptuelle en images fait penser au travail de David Altmejd qui tente de nous faire rentrer dans le « dividu » qu’est un artiste, où l’intime et les représentations collectives se mêlent inextricablement. Les petits théâtres de Cindy Sherman font penser à cela, un processus dérivatif en cours, guidé par un concept à digérer, que l’appareil photographique arrête à des moments spécifiques.

Masques, jeux de langage et jeux de rôle

Les jeux de masques de la plasticienne ne sont pas que des décollements analytiques des apparences (artifices) dont se parent l’Homme en société, ou plutôt, en ce qui concerne Cindy Sherman, dans la grande majorité des cas, les masques qui s’apposent aux femmes et qu’elles intériorisent. En effet, Cindy Sherman fait craquer le maquillage et le verni, elle excède le rôle en le surjouant basculant dans le grotesque, le pathétique.

Elle déconstruit selon un axe général, mais pas de manière méthodique et calculée. Au-delà de la critique des coercitions sociales les failles émotionnelles se multiplient : la peur, l’accablement, la mort et l’organique se déversent contaminant la démarche conceptuelle.

The Picture Generation

A peu près à la même époque que les débuts de Cindy Sherman, Duane Hansondans ses mises en scène hyperréalistes déracine des situations sociales où transparaît avec constance le même épuisement, le vide, l’abattement. En 1978, avec Destroyed Room, Jeff Wall, beaucoup plus distancié que Cindy Sherman, crée des tableaux photographiques dépeignant le désenchantement des « temps modernes ». Il le fait grâce à un procédé conceptuel exhibant l’écart entre la source d’inspiration (des tableaux classiques très populaires) et le « document » fictif, totalement reconstruit, d’une scène contemporaine. Il faut rappeler qu’en 2009 eut lieu une exposition retentissante au MET laquelle, sous le titre The Picture Generation 1974-1984 réunissait les artistes de l’appropriation et la déterritorialisation des images inspirées en partie par les structuralistes français, ainsi que Gilles Deleuze. On pouvait voir des artistes féministes déconstructivistes telle que Barbara Kruger, mais aussi Robert Longo, Richard Prince, Jack Goldstein, etc. Cindy Sherman n’est donc pas isolée dans sa démarche, elle se distingue néanmoins par la part subjective et par son implication personnelle en tant que modèle unique de ses clichés.

Le bris des icônes

Les masques que portent Sherman sont inefficaces et brisés, l’angoisse débonde. On a souvent refusé à l’artiste américaine la possibilité de l’empathie, de la subjectivité débordant le cadre de la critique. Pourtant le gout pour le grotesque carnavalesque, le morbide et la déréliction est patent. Ce qui est, bien entendu, dérangeant dans le cadre d’une lecture étroitement politique et sociologique de l’œuvre de Cindy Sherman. Il faut aussi rappeler que dans les années 1980 d’autres artistes tels que Andres Serrano avec Piss Christ (1987) ou Jeff Koons avec Made In Heaven (1989) montraient un profond intérêt pour la chair, l’organique et le morbide.

Il y a dans les jeux de poupées cruels de l’américaine une part d’incontrôlé qui excède le propos et fait preuve d’une récurrence têtue. Les failles qu’exhibent la photographe résident tout aussi bien dans la fracturation du modèle de représentation que dans la contamination gratuite et subjective.

Ce qu’il y a de fascinant dans l’usage des masques par l’acteur est que malgré l’écart on continue à identifier le réfèrent. Tout le monde sait que cet acteur n’est pas tel ou tel personnage réel ou fictif, pourtant on dira de lui qu’il est Hamlet ou Bonaparte. Cindy Sherman joue pleinement de cet écart, mais non pour nous convaincre de la justesse de l’interprétation. Tout au contraire, les masques (travestissements) dont elle s’affuble sont là pour trahir le jeu de rôle des icônes médiatiques et des individus qui se transforment en pitoyables épigones.

Le dévoilement des masques

Les masques de Cindy Sherman ne dissimulent pas, ils révèlent. Ce sont des masques vus depuis le revers, à travers les yeux de l’artiste. D’ailleurs le regard de Cindy Sherman souvent dénote par rapport à la farce ou la recopie d’une image cinématographique hypothétique, il examine, paraît ne pas être partie prenante du spectacle qui est donné. Le regard de la photographe est fréquemment rivé vers l’extérieur de la scène, là où la psyché, ( le miroir qu’elle pose en périphérie pour juger de ce qui est vu par l’autre Cindy Sherman, celle qui voit à travers l’objectif) , de contrôle lui sert de retour (spéculaire, une sorte de narcissisme fonctionnel et hédoniste, se voir, s’exhiber, se regarder, jouer une autre, etc.).

Les masques identitaires (d’appartenance, de reconnaissance) échouent chez la plasticienne new-yorkaise. Ils laissent jaillir le chaos pulsionnel, pluriel, indiscipliné et en conflit qui se dissimule à peine derrière les masques sociaux. Personne n’est dupe en réalité, mais tout un chacun obéit aux règles des apparences convenables pour éviter, croit-on, le chaos, le sien et celui du tout. Ce qui fait qu’à travers ces portraits de masques sociaux sous forme d’autoportraits apocryphes on aboutit à des séries qui sont comme autant de vanités suivies du cortège mortifère et méditatif qui accompagne ce genre de réflexions artistiques.

Ironie, humour et carnaval orgiaque, les séries deconstructivistes

Les images de l’artiste pourraient donc être considérées comme des vanités, mais Cindy Sherman y adjoint souvent une dimension carnavalesque. Les masques tombent, les limites s’effondrent, les pulsions se libèrent oscillant entre excès et morbidité. L’équarrissage analytique de l’artiste oscille constamment suivant les séries.

Dans les premiers travaux tel que Untitled Film Stills (1977-1890) Cindy Sherman pratique l’ironie Pop Art, c’est-à-dire la distance critique qui exhibe l’artifice et la viduité des grands mythes vernaculaires. Mais la distance n’est jamais totalement respectée, les images sont toujours empruntes d’un certain pathos qu’il serait bien difficile de réduire aux mimiques du masque de tel ou tel stéréotype.

Dans A Sex Pictures (1992) le propos est très distancié puisqu’il n’y a plus de portraits en autoportrait de société mais d’improbables assemblages de poupées, prothèses et mannequins anatomiques. Ce travail fait penser à une hybridation délirante entre Hans Bellmer et les machines désirantes de Gilles Deleuze, voire les autoportraits érotiques de Pierre Molinier . Le carnavalesque, le grotesque, l’humour noir et sardonique domine, au même titre que dans la série Fairy Tales inspirée des films d’horreur populaires. Là encore la fascination pour la mort et ses atours conduit la critique vers des contrées qui lui sont assez étrangères et irréductibles.

Dans les séries Fashion (1983-1984 et 1993-1994), qui ont pour origine des commandes de Maisons de mode, le registre est satirique et sans nuance, on quitte l’ironie pour se livrer à un humour mordant. Cindy Sherman à travers la « grammaire » des photographies « people » (flash acerbe, sourires figés de prédateurs, tenues extravagantes et ostentatoires, etc.) souligne la vacuité de ce jeu sadomasochiste. Pourtant la plupart des femmes qu’elle joue, semble-t-il avec délectation, semblent hantées et menacées par l’angoisse de « ne plus en être », de disparaître du jeu.

La série Clowns  (2003-2004) est de l’aveu de la photographe une de celles qui lui donna beaucoup du fil à retordre, car un clown avance masqué, l’acteur est invisible.  Elle ne parvint à trouver le bon angle d’approche que le jour où elle vit le cliché d’un clown au grimage dégoulinant, dégradé par la transpiration. Dès lors que le masque s’était fissuré Cindy Sherman a pu se fixer une approche qui en l’occurrence ne pouvait pas être autre que celle de la tragi-comédie consistant en l’occurrence à affublé le quidam du sourire grimaçant des clowns. C’est probablement une de ses séries les moins aboutie, l’écart existant dès l’origine, et l’approche critique étant également moins prégnante, plus immédiate et évidente. Ce qui montre bien que la dimension satirique est essentielle dans son travail.

Dans les Society Portraits (2008) Cindy Sherman reprend son ton satirique et dépeint l’emprise du « jeunisme » sur les femmes. Dans ces portraits l’artiste apparaît vieillie, marquée de manière assez outrancière, ce qui introduit la tentation de voir dans ces portraits sociaux des autoportraits en creux. Comme si la continuité dans le temps du même modèle pouvait avoir valeur de portrait intime, psychologique, en somme biographique. Si cette approche semble artificielle, le vieillissement surjoué participe néanmoins de ce même penchant chez Cindy Sherman à aller au-delà de la critique politique et sociale, à laisser poindre une empathie avec des femmes victimes du système et d’elles-mêmes. C’est aussi pourquoi au cours du temps elle s’est progressivement éloignée de l’ironie qui pose et juge pour adopter un humour sarcastique quoique jamais dénué d’empathie.

Dans sa dernière série en date, elle reprend le décalage des Untitled Film Stills mais en grand format et en couleur pour mettre en scène des starlettes vieillissantes. Cette série est bien moins caustique que les précédentes, l’ironie Pop Art a fait place à un humour compatissant. Le pathos semble avoir pris le pas sur le concept.

Cette part du travail de Cindy Sherman est irréductible, constante et donne probablement à l’ensemble du corpus sa singularité.

Thierry Grizard

Thierry Grizard, diplômé en philosophie à l’Université de la Sorbonne, ancien Professeur, attiré par la création plastique, a embrassé ensuite différentes matières d’art en tant que designer, architecte et professionnel du cinéma. Avec une expérience remarquable de plus de vingt ans comme producteur de cinéma et spécialiste des effets spéciaux, il poursuit depuis très jeune sa passion pour les arts visuels non seulement comme photographe et créateur d’images, mais aussi comme rédacteur de textes portant tout particulièrement sur l’art contemporain, dont certains sont à découvrir sur le site web artefields.net, et que l’auteur enrichit successivement par d’autres problématiques relevant de sa collaboration avec des historiens de l’art.

Source : artefields.net

Paru la première fois sur artefields.net :  http://clicky.me/lk-odp-cindy-sherman

 

Merci de vous connecter ou de créer un compte pour lire la suite et accéder aux autres photos.

Installer notre WebApp sur iPhone
Installer notre WebApp sur Android