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Charles-Henri Favrod, guetteur des coulisses du temps

Jusqu’au dernier jour, la photographie et le vaste monde auront été les passions de sa vie. Charles-Henri Favrod, qui vient de nous quitter à l’aube de ses 90 ans, était un homme de rencontres et de découvertes. Comme il me l’avait confié dans un livre d’entretiens (1), à la lumière, il préférait l’ombre. « J’aime bien être en retrait, pouvoir considérer ce qui est en cours » disait-il. En retrait, Charles-Henri Favrod ? Grand reporter pour la Gazette de Lausanne et la Radio Suisse romande, journaliste exigeant, il savait installer de la distance entre les événements et les acteurs. Favrod était un guetteur. Du haut de sa vigie, Favrod fut l’un des premiers à prêter son regard à l’Afrique, aux pays arabes et aux problèmes liés à la décolonisation. En 1950, à l’âge de vingt-trois ans, le voici en Asie, en Indochine où l’accueille Lucien Bodard. Deux ans plus tard, avant de se rendre pour la première fois en Algérie, il rencontre, au Caire, Ahmed Ben Bella auquel il consacrera en 1982 un « Destin » à la Télévision romande.

A Alger, il fait la connaissance des membres du FLN et publie en 1959, chez Plon, « La Révolution algérienne » dont il aura connu tous les protagonistes. Ce livre déchaîne les passions en France : comment un Suisse ose-t-il intervenir dans un problème franco-français, s’insurge Maurice Clavel ? C’était oublier que Favrod avait découvert en 1955 déjà, en compagnie du photographe Yvan Dalain, dans quelles conditions vivaient les Algériens. Et de citer Albert Camus : « Les Français ont fait des Algériens un peuple de clochards ». S’il se plaisait à souligner qu’il devait beaucoup à l’Algérie – « elle m’a donné une conscience politique » -, ce pays lui doit d’avoir œuvré à des rencontres secrètes ayant conduit à la signature, le 18 mars 1962, des Accords d’Evian, accords mettant un terme à la guerre d’Algérie.

Déjà père de deux enfants, Jérôme et Maxime – son troisième fils, Justin, naît en 1963 -, Charles-Henri Favrod décide alors d’ « organiser sa vie. Mes absences posaient problème. » Il accepte de se lancer dans l’aventure des Editions Rencontre, continue à diriger l’Encyclopédie EDMA qu’il avait initiée et travaille, pour la Guilde du Livre, à une collection de livres de photographies. En 1969, il crée « Télévision Rencontre » qui consacre des portraits à « Idi Amin Dada » (Barbet Schroeder), à « Mitterrand » (Yves Boisset) ou « Giscard d’Estaing » d’Alexandre Astruc. Mais le premier film produit l’est sous la forme d’une « Chronique d’une ville française sous l’Occupation », Clermont-Ferrand. Ce long métrage, qui connut un succès mondial et fut primé au Festival de New York, ouvrit le douloureux débat de la France de Vichy. Lors de l’une de nos conversations, Charles-Henri Favrod m’a rappelé qu’il n’avait pas de… titre pour ce film : «  Il nous fut finalement inspiré par l’un des personnages, le pharmacien Verdier qui, lorsqu’on lui demanda quel souvenir il avait conservé de cette époque, répondit : « Oh, un souvenir à la fois du chagrin et de la pitié ».

Grand reporter, éditeur, photojournaliste et auteur de très nombreux livres, Charles-Henri Favrod devance une nouvelle fois l’événement en créant, en 1985, après l’avoir longtemps réclamé, un musée « entièrement consacré à la photographie ». « La photographie, fait-il observer, c’est cent cinquante ans de négligence et d’oubli ! ». Sur proposition du conseiller d’Etat Pierre Cevey, l’Elysée s’impose très vite comme le principal musée pour la photographie en Europe. En l’espace de dix ans, Charles-Henri Favrod réhabilite le photojournalisme, expose Robert Capa, René Burri, Sebastiao Salgado, Cartier-Bresson, Robert Doisneau, Pierre de Fenoyl, Gérard Rondeau, Robert Franck, Mario Giacomelli, Simone Oppliger et tant d’autres avec lesquels il noue des liens d’amitié. Parallèlement à ses expositions, il lance « La nuit de la photo » et enrichit jusqu’en 1996 les collections d’un musée dirigé aujourd’hui par Tatiana Franck. Après son départ de l’Elysée, marqué par quelques polémiques, il travaillera ensuite à l’ouverture, à Florence, du Musée dei Fratelli Alinari (2006).

Au moment où disparaît l’homme qui nous a appris à décrypter le monde, sort de presse son dernier livre consacré à sa précieuse collection de photographies. Son titre résume l’œuvre de Charles-Henri Favrod : « Le vaste monde ».

Patrick Ferla

Patrick Ferla est un journaliste et producteur à la Radio Suisse romande, en Suisse.
 
 
(1) La Mémoire du regard, 1997, Ed. Favre ; « Le vaste monde », Editions Bernard Campiche.

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