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Atelier EXB : Akihiko Okamura : Les souvenirs des autres

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Atelier EXB publie Akihiko Okamura : Les souvenirs des autres, ouvrage dirigé par Pauline Vermare.

Pendant les Troubles, la lutte pour l’indépendance qui dura de 1969 à 1998, l’Irlande du Nord a attiré un grand nombre de photojournalistes étrangers venus documenter les événements. Certains d’entre eux ont trouvé un sujet qui les touchait personnellement, les poussant à dépasser les codes du photojournalisme. C’est le cas du photographe japonais Akihiko Okamura qui a réalisé un travail unique et remarquable en couleur dans les premières années du conflit, et qui est curieusement encore méconnu aujourd’hui.

Cet ouvrage rassemble pour la première fois le travail en Irlande de Okamura à l’occasion de la redécouverte de cette archive et de la numérisation récente du corpus. Il accompagne l’exposition éponyme présentée au Photo Museum Ireland de Dublin à partir du 11 avril 2024.

Cet ouvrage est le fruit de nombreuses années de recherche et de collaborations visant à mettre en lumière cette archive extraordinaire, et à élucider le « mystère Okamura » : pourquoi un Japonais a-t-il fait le choix de s’installer en Irlande en plein conflit, et d’y fonder une famille ? Pourquoi s’est-il à ce point attaché à une histoire qui n’était pas la sienne, et aux souvenirs des autres ? Si le mystère fait aussi partie de la beauté de cette archive, quelques éléments nous aident à mieux comprendre le destin d’Okamura et la portée historique et contemporaine de son travail. (Pauline Vermare, extrait de son texte)

 

Les souvenirs des autres

Akihiko Okamura s’est distingué comme l’un des grands photographes de guerre de sa génération, opérant notamment au Vietnam au début des années 1960. Il est toujours très respecté au Japon, mais son travail et son expérience en Irlande, essentiels à la fois dans son œuvre et pour sa vie personnelle, ont été peu explorés. Okamura est arrivé sur l’île avec sa famille en 1969 et y a vécu jusqu’à sa mort en 1985, au sud de Dublin. Il a photographié son quotidien et les alentours, mais a vite été pris d’inté- rêt pour le nord du pays et sa lutte pour l’indépendance. Son attachement à ce pays et à son histoire l’ont conduit à produire l’une des œuvres les plus significatives réalisées par un photographe étranger, mêlant à la fois cette simplicité du cadrage et du sujet, très japonaise, à une grande force dans la com- position pour des sujets plus violents. En Irlande, il s’est éloigné du photojournalisme pour développer un témoignage plus personnel.

Alors qu’il est le seul reporter japonais à couvrir le conflit, il se déplace de manière quasi invisible parmi les communautés, photographiant au Nord comme au Sud, en privilégiant non pas les bouleverse- ments, mais des moments plus paisibles du quotidien. Il s’intéresse à ce que Georges Perec nommait l’infra-ordinaire, loin du moment décisif ou du spectaculaire, comme l’explique Pauline Vermare ou comme le souligne Seán O’Hagan dans son texte : Le plus frappant, dans le regard d’Okamura, c’est ce mélange complexe de détachement et d’observation intime, son point de vue d’étranger mettant en lumière la quotidienneté persistante d’un lieu où la normalité a été soudainement interrompue et où l’ordinaire se trouve bouleversé. Il en résulte une profondeur de vision qui élude les évidences et le drame ostensible – annonçant, au passage, l’approche documentaire subjective adoptée par une génération de photographes qui émergera quelques décennies plus tard.

Le choix de travailler en couleur, alors que les reportages de l’époque sont en N&B pour la plupart, et de privilégier des tonalités douces, lumi- neuses, caractéristiques du Kodachrome, comme hors du temps, contrastent avec la violence de l’époque. Ses images semblent se détacher du réel. Il percevait la permanence du quotidien dans l’impermanence de la guerre. Le photographe Michio Nakagawa décrit ces photogra- phies comme à la fois des poèmes et des pièces à conviction.

Plusieurs textes accompagnent ce corpus visuel et le contextualisent dans l’histoire de l’époque et celle du médium photographique. Ces textes, mêlant différents points de vue (historique, japonais, irlandais), donneront les clés de lecture nécessaires afin de faire découvrir cette œuvre, en percer quelques mystères, et créer un véritable ouvrage de référence pour cette première monographie hors de son pays natal.

 

Q&R avec Pauline Vermare
Historienne de la photographie, directrice de l’ouvrage et co-commissaire de l’exposition éponyme au Photo Museum Ireland

Qui était Akihiko Okamura ? Et comment l’avez-vous découvert ?
Akihiko Okamura est venu sur le tard à la photographie, à l’âge de 32 ans, dans les années 1960. Son travail a été reconnu au Japon, à cette époque-là, pour ses reportages au tout début de la guerre du Vietnam, notamment publiés dans Life Magazine, qui le comparait à Robert Capa. Je l’ai découvert en 2015 quand je travaillais à l’ICP (International Center of Photography, à New York). Une commissaire du TOP Museum (Tokyo Photographic Art Museum) m’a offert le catalogue d’une rétrospective qui venait de lui être consacrée. C’était au moment où j’étais en train d’écrire ma thèse sur la représentation visuelle de l’Irlande du Nord, et je ne m’attendais pas à voir une photo en couleur de Belfast sur la couverture d’une monographie consacrée à un photographe japonais. J’ai contacté dans la foulée l’un des deux commissaires, Ryuichi Kaneko, mais il m’a expliqué que la véritable spécialiste d’Okamura était Masako Toda qui s’occupe, entre autres, de ses archives et qui avait besoin d’aide pour faire connaître son œuvre à l’étranger.
À partir de cet instant, je me suis dit que ça devait devenir ma mission, tellement je trouvais le travail d’Okamura sur l’Irlande du Nord extraordinaire. J’en ai même fait un chapitre très important de ma thèse que j’ai soutenue en 2022, notamment parce que cette série était demeurée quasiment inconnue jusqu’alors.

Pourquoi sa série sur l’Irlande du Nord a-t-elle mis autant de temps à être redécouverte ?
Il y a plusieurs facteurs. D’abord, Okamura n’a jamais rien fait pour que ses photographies irlandaises soient largement diffusées. Il prenait ses photos mais ne les envoyait pas nécessairement aux journaux de l’époque. Il faut souligner aussi qu’il était en choc post-traumatique, de retour du Vietnam. Et à ce moment-là de sa vie – il avait environ 45 ans – il a « vrillé » et rejetait le photojournalisme. Par ailleurs, il enseignait pour gagner sa vie, et sa priorité était clairement liée à l’éducation. Enfin, il faut bien dire que la couleur ne primait pas dans les journaux. On voyait surtout une imagerie de l’Irlande du Nord en noir et blanc, avec les images de Don McCullin ou de Gilles Peress.

Combien de temps est-il resté en Irlande ?
Il y a vécu de 1969 jusqu’en 1985, l’année de sa mort qui est intervenue très soudainement quelque temps après sa descente d’avion, de retour au Japon. Il était âgé de 56 ans. Il est venu pour la première fois en Irlande, en 1968, pour partir sur les traces de John F. Kennedy. Il tombe amoureux de ce pays. Un an plus tard, il décide de s’y installer avec sa seconde femme, Kakuko. Ils s’achètent une petite maison au sud de Dublin. Leurs quatre enfants, trois filles et un garçon, sont d’ailleurs irlandais et l’une de ses grandes filles, qu’il a eue d’un premier mariage, est même venue les rejoindre. Ce qui ne l’empêchait pas de revenir régulièrement au Japon et de voyager un peu partout dans le monde, notamment au Biafra. Puis, ils sont partis vivre dans le comté de Wicklow, encore plus au sud, dans une maison très isolée. Okamura voulait vraiment vivre comme un Irlandais, il était obsédé par l’histoire de l’Irlande et du colonialisme britannique. Son rapport personnel à ce pays est essentiel pour comprendre son travail sur l’Irlande du Nord.

Comment est née l’idée de ce livre ?
J’ai eu la chance que toutes les photographies d’Okamura sur l’Irlande du Nord avaient déjà été numérisées pour l’exposition au TOP Museum. Masako Toda m’a envoyé les scans et j’ai pu parcourir toutes ses images pour comprendre où il était allé et ce qu’il avait photographié, ce qui m’a aidé énormément pour ma thèse. Une fois que je l’ai soutenue à l’université Louis-Lumière, à Lyon, en novembre 2022, présenter le travail Okamura est devenu une priorité absolue, à la fois dans un livre et dans une exposition, et avant tout en Irlande, où il n’avait jamais été montré. Or, il se trouve que je venais de collaborer avec Trish Lambe, directrice de Photo Museum Ireland à Dublin, pour qui le travail d’Okamura était également une magnifique découverte. Jordan Alves et Yseult Chehata de l’Atelier EXB ont trouvé ce travail tout aussi impressionnant. Donc tout s’est mis en place à partir de 2023. C’est comme si Okamura était encore avec nous et qu’il avait fait en sorte que tout s’enchaîne parfaitement.

Quelles sont les spécificités de son travail en Irlande du Nord ?
Les images d’Okamura ne ressemblent à aucune autres photos de cette époque. C’est vraiment sans commune mesure et c’est ce qui fait la force de son travail. Elles sont toutes en couleur, certes, mais ce qui est frappant chez lui, c’est de voir qu’il préfère s’installer dans des temps faibles. Ce n’est pas un photographe de guerre, il ne « chasse » pas, il préfère observer, à distance. Certaines images sont quasiment des natures mortes, qu’il a pourtant prises en plein conflit. Nous sommes aussi, pour reprendre Georges Perec, dans l’infra-ordinaire, avec ces photos du quotidien prises en temps de guerre. Pourtant, c’est un travail fondamentalement politique. Mais le plus incroyable, c’est que personne ne l’a jamais rencontré sur le terrain et personne ne se souvient de lui. Il souhaitait vraiment mettre de la distance par rapport à son sujet, se voulait totalement invisible et, de fait, il l’a été. C’était, comme le souligne sa fille Kusi, un fantôme de son vivant. Il était comme un spectre.

Comment définiriez-vous son style photographique ?
Pour le comparer à ses contemporains, je trouve que certaines de ses photographies font penser à celles de William Eggleston, avec des scènes très statiques, et une étude très poussée de la couleur. On pourrait aussi le rapprocher de Saul Leiter, en terme de transparence dans ses couleurs, qui ont une aura quasi-mystique. Mais il y a aussi une très grande poésie et une certaine forme de mélancolie dans ses images qui me rappellent la série du photographe américain Paul Fusco, Funeral Train, quand il a documenté la foule rendant hommage au convoi mortuaire de Robert F. Kennedy, en 1968. C’était pareil pour Okamura en Irlande : il fallait qu’il prenne ces photos non pas pour la presse, mais pour lui-même, et pour les Irlandais – sans intention artistique. Et pour les Irlandais du Nord, comme l’exprime le critique Seán O’Hagan dans le livre, ce sont aujourd’hui les photos les plus proches de ce qu’ils ont ressenti eux-mêmes lors de cette guerre civile.

 

Akihiko Okamura (1929-1985)
Né à Tokyo et issu d’une famille bourgeoise (arrière-petit fils du comte Tsunetami Sano, fondateur de la Croix-Rouge japonaise), Okamura a 16 ans lorsque le Japon, en 1945, est anéanti par les bombardements de Tokyo, les bombes atomiques d’Hiroshima et Nagasaki, et l’arrivée des troupes du général MacArthur. La maison familiale de Tokyo est détruite par les bombardements. Il commence une formation en médecine mais l’abandonne pour se consacrer à la photographie. Il rejoint l’équipe de rédaction du New Weekly en 1961 et documente les conflits internationaux. Okamura se forge rapidement un nom et se distingue comme un photographe de guerre très important notamment au Vietnam dans les années 1960. Il a photographié, entre autres, les prisonniers de guerre détenus par le Vietcong après que lui-même ait été détenu par eux pendant 53 jours. Son travail a été publié dans Life et différentes publications majeures de l’époque. Ayant gardé les traumatismes des bombardements de la Seconde Guerre mondiale, le photographe a toujours été guidé par sa volonté de raconter les conflits et de dénoncer les violations des droits de l’homme. Okamura a couvert plusieurs zones de guerre en République dominicaine, en Irlande du Nord, au Nigéria (guerre du Biafra) et en Éthiopie. Il s’installe en Irlande avec sa famille en 1969 et y restera jusqu’à son décès en 1985.

Son travail a fait l’objet d’une première exposition monographique à titre posthume au Tokyo Photographic Art Museum en 2014, près de trente ans après sa mort. Quelques-unes de ses photographies ont été exposées pour la première fois en Europe, dans le cadre de l’exposition Strange and Familiar: Britain as Revealed by International Photographers (2016) organisée par Martin Parr au Barbican Center de Londres. Cet ouvrage Les souvenirs des autres et l’exposition éponyme au Photo Museum Ireland constituent une première publication et exposition personnelle à l’international. Un film documentaire sur Okamura accompagne également ces projets.

 

Akihiko Okamura : Les souvenirs des autres
Atelier EXB
Directrice de l’ouvrage : Pauline Vermare, historienne de la photographie
Textes
Trish Lambe, directrice artistique, Photo Museum Ireland
Pauline Vermare
Masako Toda, directrice des archives Okamura
Seán O’Hagan, journaliste et critique spécialisé en photographie
Kusi Okamura, fille du photographe
Relié, 19,5 x 28 cm
160 pages
75 photographies couleur
ISBN : 978-2-36511-397-7
Prix : 49 € TTC
www.exb.fr

Edition Limitée
Deux éditions disponibles sous coffret, numérotées chacune de 1 à 15, comprenant l’ouvrage et un tirage, authentifié par les archives, de format : 19 x 27,5 cm.

Exposition
Photo Museum Ireland, Dublin Du 11 avril au 6 juillet 2024

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