Synonyme d’art de voyager depuis 1854, Louis Vuitton ajoute un ouvrage conséquent et resplendissant à sa bibliothèque. Depuis 2013, les Éditions Louis Vuitton ont convié le collectif photographique Tendance Floue à produire les différents opus de sa collection « City Guide ». Paris, Sidney, Bankgok, Le Cap, Istanbul et une myriade d’autres lieux miroitent dans une somme scandant l’invitation au voyage, nommée sobrement Villes du Monde.
L’ouvrage a sans aucun doute possible demandé un travail titanesque. Conçu par les Éditions Louis Vuitton, le collectif Tendance Floue et les deux studios de graphisme ABM Studio et Lords of Design, il rassemble quelques 30 villes de notre planète, 8 années pour 14 photographes, autant de jours à traverser les foules, à fendre les atmosphères poisseuses, habiter les nuits et dissoudre des atmosphères. Rythmé en 9 parties, l’ouvrage donne la part belle à la production en noir et blanc du collectif — qui fut l’un des principes de son acte fondateur, en 1991 aux Rencontres d’Arles — tout en accordant une place circonscrite, mais vivace, à la couleur. Ces parties reposent sur un mot unique et jouent sur l’ambivalence d’un caractère partagé des villes portraiturées (Power, Style, Limits) avec un moment, une méthode des photographes en action (Travelogue, Black, White, Colour).
L’idée première du livre est de fondre quatorze regards aux accents singuliers dans une même vision kaléidoscopique de notre planète. L’urbain les relie, trace son chemin sans que soit possible d’identifier les villes (si ce ne sont leurs monuments les plus connus, ou le pli d’un vêtement), de reconnaître un photographe (à moins de connaître sur le bout des doigts son vocabulaire). L’espace est distendu, embrouillé avec malice pour ne pas « grossir la pléthore de cartes postales » (Muriel Enjalran) tandis que le temps s’étale sur une presque décennie (2013 -2020). En brouillant les pistes, en mélangeant les gestes, que dit alors le livre ?
Malgré son caractère imposant, l’ouvrage est pénétré d’un principe de modestie. Il se fonde sur l’un des principes actifs de Tendance Floue. Le collectif a dès sa fondation valorisé son action sous la forme d’une entité abstraite, celle d’un acteur unique, d’un même et seul « auteur », « une somme des individus », « une alchimie ». Lire et revenir à ce livre, c’est comprendre le processus d’anonymisation de cette approche de la photographie. Cette mise en commun de regards a permis à la photographie de représenter notre monde, notre époque, non plus sous le prisme unique d’un regard, d’un propos, d’un prisme, mais en confrontant les visions. Il s’est inscrit en fort dans l’histoire de la photographie de rue — racontée avec précision dans l’unique essai de l’ouvrage, écrit par Muriel Enjalran* —, en actant la puissance narrative du collectif plutôt que la signature de l’artiste seul. En restituant cet élan collectif, Villes du Monde replace également dans un contexte historique l’émergence puis l’affirmation de ce regard commun.
En démultipliant les regards sur notre planète à travers des expositions (« Nationale Zéro », Rencontres d’Arles, 2004) ou des carnets (ceux de la collection « Azimut ») Tendance Floue fait acte d’un appétit insatiable. Représenter notre planète est devenu un mythe de Sysiphe. La production et la diffusion démultipliées d’images noient la possible compréhension qu’on souhaiterait se faire de notre monde. Tendance Floue déjoue cette impasse avec une méthode simple : la confrontation. Celle-ci juxtapose, superpose, interfère les regards de ses membres sans les éclater. L’ouvrage affirme avec force à la fois le pouvoir d’illustration de la photographie et ses limites.
De la même manière qu’un roman raconte par le biais de la fiction, par le truchement du particulier, Villes du Monde est un chevauchement de fragments. Il donne une curieuse impression de mouvements, de balance, si bien que le temps paraît se distendre autant que les frontières d’une ville à l’autre. Le temps devient impossible à mesurer, jouant d’une lecture parfois contemplative ou au contraire folle et cadencée. Tendance Floue devient une course contre la montre à rebours des minutes, jouant lentement des secondes et des fuseaux horaires.
L’ouvrage Villes du Monde tient d’une prouesse. Si le fait de confondre villes et photographes peut s’avérer simple, il s’avère parfois que des ressorts simples suffisent à la trame d’une histoire. L’important c’est le style, et le Tendance Floue prouve que les villes ont un cœur différent, une âme propre, des accents qui, une fois superposés, ne s’effacent pas. Il est commun désormais de penser que les villes tendent à s’uniformiser, que les cafés deviennent partout fades, que les modes de vie s’uniformisent. La ville est souvent pointée du doigt comme l’espace normé, une ville devenue fade, triste, répétitive. L’invitation faite des Éditions Louis Vuitton à Tendance Floue répond par l’image. Sur les facettes de son kaléidoscope, le monde vu dans mille miroirs miroite autant de villes.
Villes du Monde
Éditions Louis Vuitton, 2020
25 x 34 cm, 592 pages
Disponible en librairie et sur le site de Louis Vuitton.
Avec les photographies de Tendance Floue : Pascal Aimar, Thierry Ardouin, Denis Bourges, Gilles Coulon, Olivier Culmann
Ljubiša Danilović, Grégoire Eloy, Mat Jacob, Philippe Lopparelli, Bertrand Meunier, Meyer, Flore‑Aël Surun, Patrick Tourneboeuf, Alain Willaume
* Muriel Enjalran est directrice du Centre régional de la photographie Hauts-de-France.