Cheminant vers le Royaume de Chu, le philosophe chinois Zhuangzi (4e siècle avant JC) aperçut au bord de la route un crâne desséché mais encore entier. Il le tâtonna du bout de sa cravache, et l’interrogea ainsi : « La passion de vivre t’a-t-elle fait commettre des excès, que tu en sois arrivé là ? Ou en es-tu là parce que tu as mal agi et que tu n’as pas supporté d’avoir déshonoré les tiens ? Ou est-ce simplement que tes années étaient arrivées à leur terme ? » Il se tut, emmena le crâne à lui, s’en fit un oreiller et s’allongea pour dormir.
Au milieu de la nuit, le crâne lui apparut en rêve et lui dit : « Tes propos de tout à l’heure n’étaient que de la rhétorique. Tu as évoqué les servitudes auxquelles sont soumis les vivants, mais rien de tel n’existe plus dans la mort. Dans la mort, il n’y a plus ni princes au-dessus, ni sujets au-dessous, ni travaux de saisons. On est détaché de tout cela et l’on a pour soi la durée du Ciel et de la Terre. Même le plaisir royal de régner n’approche pas de cette joie-là » Zhuangzi fit, incrédule : « Si, à ma demande, le Maître des destinées était prêt à reconstituer ton corps, à te refaire les os, la chair, les muscles et la peau, à te rendre, père, mère, femme, enfants, voisins et amis, accepterais-tu ? » Le crâne se rembrunit et répondit : « comment pourrais-je renoncer à une joie royale pour me soumettre à nouveau aux peines de l’existence humaine ? »