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An-My Lê, une vie d’exilée

Née à Saigon en 1960, An-My Lê passe plusieurs années de son enfance à Paris, où ses parents avaient habité après leur mariage vers la fin des années 1950. En 1975, après la guerre, sa famille quitte le Vietnam pour de bon et émigre aux États-Unis. Plus tard, elle passera quatre années à documenter les restaurations architecturales et à inventorier des monuments historiques, à l’instar du photographe Eugène Atget avant elle. Pour sa première exposition à Paris, An-My Lê présente The Silent General, une collection inédite de photographies en couleur, dévoilée pour la première fois il y a quelques semaines à la Whitney Biennal de New York (jusqu’au 11 juin 2017). Elle expose également des tirages en noir et blanc tirés de séries plus anciennes, dont Viêt Nam, Small Wars et 29 Palms.

Parmi toutes les nouvelles disciplines du début de l’ère industrielle, ce sont la géologie et la photographie qui ont le plus bousculé les représentations conventionnelles du paysage et de l’histoire. Elles occupent désormais des places bien distinctes au sein de la science et de la technologie. On peut dire néanmoins qu’elles ont grandi ensemble dans le courant des années 1830. A leurs débuts, elles ont été des vecteurs de perturbation, même si l’on pouvait remonter leur arbre généalogique jusqu’à deux éminents savants britanniques, Charles Lyell et William Henry Fox Talbot.

An-My Lê pratique son art en rejoignant ostensiblement la tradition paysagiste du XIXe siècle. Ses négatifs sont composés avec une chambre grand format (5 x 7) montée sur trépied. Ses tirages sont en noir et blanc et, pour la plupart, ne sont pas retouchés. Le succès ou l’échec de ses photographies dépend donc principalement de sa capacité à capturer une scène en étant postée sur le terrain, l’œil fixé à son viseur.

Le point de vue qu’elle obtient adopte le style simple et directe d’un photographe spécialisé dans les études géologiques. Elle évite l’expérimentation formelle des premiers modernistes. On ne trouve dans ses images ni inclinaisons vertigineuses vers le haut ou le bas, ni gros plans monstrueux de visages humains. Le flou qui se répète dans nombre de ses photographies est typique du travail des photographes du XIXe siècle, dont les obturateurs très lents étaient incapables de capter les mouvements rapides. Dans le cas d’An-My Lê, il s’agit fréquemment d’un choix, d’un geste d’antiquaire qui la place en opposition à l’esthétique de la netteté totale qui a régné sur la photographie pendant la quasi-totalité du XXe siècle.

An-My Lê photographie le monde comme si elle se tenait à grande distance de lui, sur un plan à la fois formel et affectif. Chacune des pages exposées révèle de manière évidente sa distanciation des scènes, en termes d’espace et de temps. Sa palette de gris d’un raffinement extrême, alliée à l’indifférence de son regard, peut causer une certaine confusion temporelle chez l’observateur. Même sa toute récente série 29 Palms, avec ses vues de soldats américains à l’entraînement dans le désert Mojave, a quelque chose qui tient de la science-fiction. On a l’impression qu’elle consigne des événements qui ont eu lieu il y a des décennies ou peut-être même plusieurs centaines d’années. Son traitement de la guerre d’Iraq et de son côté brouillon dévoile une espèce de majesté, une réserve classique en harmonie avec les scènes gréco-romaines de Poussin plutôt qu’avec le photojournalisme.

En tant que réfugiée politique arrivée du Vietnam aux États-Unis en 1975, à l’âge de 15 ans, An-My Lê connaît intimement les effets dévastateurs de la guerre. La déconnexion et le déplacement forment des thèmes profondément enracinés dans son travail. Pourtant, malgré l’importance majeure qu’a eu ce schisme historique dans sa propre vie, sa violence est vécue de manière indirecte, et ses représentations ancrées dans la vie américaine accentuent encore son éloignement et sa distorsion. Cette perspective, tout alambiquée qu’elle soit, unifie les photographies de son livre Small Wars (petites guerres), dont le titre peut induire en erreur : il n’y a en effet rien de « petit » dans les conséquences d’une guerre, ni dans le talent d’An-My Lê.

Richard B. Woodward

Richard B. Woodward est critique d’art. Il vit et travaille à New York, aux Etats-Unis.

 

An-My Lê
Du 20 avril au 27 mai 2017
Galerie Marian Goodman
79, rue du Temple
75003 Paris
France

http://www.mariangoodman.com/

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