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Adieu Göksin –par Ferit Düzyol

Göksin Sipahioglu évoque en moi cette imposante présence digne de «déférence», non seulement à cause de son allure, de sa grande taille –1,90 m–et de son âge – 30 ans plus que moi–, mais aussi en raison de son côté humain. Grand patron resté journaliste militant dans l’âme, cet homme indépendant, révolté contre les injustices de toutes sortes, décidé et courageux, m’a donné le goût du métier tandis que son œuvre m’inspirait le plus grand respect.

Fondateur de l’agence Sipa Press dont j’ai l’honneur de faire partie, il est depuis plus d’un demi-siècle, une grande figure du photojournalisme auquel il a offert quelques-unes de ses plus belles pages. De la guerre du Sinaï, en passant par le monde très fermé de l’Albanie d’Enver Hoxha, par la crise des Missiles à Cuba et par la Chine de Mao jusqu’au processus d’indépendance de Djibouti, à l’intervention soviétique à Prague, au départ de Dubcek et à Mai 68, peu d’événements ont échappé à son objectif pendant sa carrière de photojournaliste. Né le 28 décembre 1926 à Izmir en Turquie, il fréquente le prestigieux lycée français Saint-Joseph à Istanbul. En 1952, il achève ses études de journalisme à l’Université d’Istanbul et il débute sa carrière comme journaliste sportif dans un quotidien du soir avant d’en devenir le rédacteur en chef. En couvrant la guerre du Sinaï en octobre 1956, il réalise son premier reportage photo et il s’affirme comme l’un des pionniers du grand reportage en Turquie.

Fondateur d’un nouveau quotidien en 1957 où il privilégie la photographie à la « Une » et en quatrième de couverture – conception révolutionnaire pour la presse turque à l’époque–, il n’hésite pas à claquer la porte suite à un désaccord provoqué par un changement de politique éditoriale.

En 1960, il prend pour la première fois la direction générale d’un quotidien. En accélérant le processus d’impression, il fait prendre 12 heures d’avance à son journal sur ses concurrents et le hisse au rang de deuxième grand quotidien du pays. Suite à un changement de propriétaire, il quitte ce journal en 1961 pour redevenir grand reporter free-lance. À partir de cette date et à la suite de son scoop en Albanie, il sillonne le monde entier. En 1962, déguisé en marin à bord d’un bateau turc transportant du blé de la Russie vers Cuba, il débarque dans l’île. Il sera le seul journaliste occidental qui ne sera ni arrêté, ni surveillé par la police cubaine à La Havane pendant la crise des missiles. Son reportage, distribué par AP, fera la « Une » de 40 quotidiens américains. Dès 1966, ses reportages photos sont diffusés dans les agences comme Dalmas, Reporters Associés, Vizo, Gamma et Black Star à New York. Quand les événements de Mai 68 éclatent Göksin est, depuis deux ans, correspondant en France de Hürriyet, le grand quotidien turc.

En 1969, sa décision est prise : il va créer sa propre agence. Avec sa compagne, Phyllis Springer, journaliste américaine qui deviendra sa femme, il déniche un minuscule local de 16 m2 dont le propriétaire n’est autre que l’humoriste Fernand Raynaud. Si l’espace est restreint, l’adresse est prestigieuse : 102, avenue des Champs-Élysées. Jusqu’en novembre 1973, date de la création officielle de l’agence, toutes les photos qui en partent portent la mention Sipahioglu. Par la suite, le nom de « Sipa Press » s’imposera naturellement. À la fois directeur et rédacteur en chef, Göksin Sipahioglu est contraint d’abandonner le terrain pour se consacrer exclusivement au fonctionnement de Sipa Press. Dans l’agence, dotée d’un impressionnant réseau de correspondants à travers le monde, se sont formés de nombreux photographes de renommée internationale, patrons d’agences et directeurs, aussi bien de presse écrite qu’audiovisuelle.

En 1994, Göksin Sipahioglu est fait Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres par le gouvernement français.Alors que je travaillais à une rétrospective à l’occasion du 30e anniversaire de Mai 68, j’ai redécouvert avec émotion les photos de Göksin prises pendant les événements. En 1968, ces photos étaient parues dans des magazines comme Bunte, Paris Match et dans plusieurs quotidiens. Jean Bertolino en avait utilisé certaines dans son livre Les Trublions. En novembre 1998, dans le cadre du Mois de la Photo à Paris, j’ai eu l’honneur de préparer l’exposition Un regard sur les Barricades avec des photos que Göksin n’avait encore jamais exposées. La manifestation, qui a eu un vif succès, a inspiré à Jean-Luc Monterosso, directeur de la Maison Européenne de la Photographie ce commentaire : «… J’ai trouvé vos photographies superbes et étonnantes… C’est un vrai bonheur de découvrir vos images. Je vous savais un très grand directeur d’agence ; vous êtes maintenant pour moi LE photographe de ma génération. ». Dans son article « Le dinosaure du photojournalisme », paru dans Le Monde du 20 novembre 1998, Michel Guerrin remarque : « Il sort d’un mai 68 éprouvant -blessé par une grenade- qu’il a photographié au jour le jour. … » . Et il cite Phyllis Springer, « Je le déposais avec ma Mustang en première ligne ». Il est vrai que tous les grands photographes ont photographié les événements de 1968, mais l’intérêt particulier des images de Göksin réside dans la fraîcheur de son regard. C’est le regard d’un journaliste étranger à ce microcosme parisien. Toujours en première ligne, il cherche la bonne photo. Comme de celle de « La Passionnaria », cette femme qui se dresse au milieu du boulevard Saint-Germain entre les manifestants et les forces de l’ordre. Il n’hésite pas à prendre des risques. « Si la grenade que j’ai reçue en plein visage avait explosé, je n’avais plus de visage », dit-il. Avec son ami Jean Bertolino, il réussit un scoop à l’intérieur de la Sorbonne occupée où il photographie les Katangais.

En septembre 1999, le Festival International du Photojournalisme Visa Pour l’Image de Perpignan lui consacre une exposition rétrospective : Sipa comme Sipahioglu. Dans le catalogue de l’exposition, Jean-François Leroy, directeur du Festival, a écrit quant à lui :« … Göksin est pour moi une référence ; une qualité d’écoute sans égal, une disponibilité rarissime, une curiosité exceptionnelle et un sens du journalisme hors du commun. C’est pourquoi, lorsque je lui ai proposé d’exposer quelques-unes de ses images à Perpignan, j’ai été profondément heureux qu’il accepte. ». Cette belle exposition sera ensuite présentée tour à tour à Istanbul, à Tirana, à Lille, à Angers, à Montreuil, à Paris et à Castres. Le 7 avril 2000, il reçoit la Médaille du Mérite décernée par le président de la République Turque. Après avoir refusé en 1998 de vendre Sipa Press à Bill Gates, Göksin Sipahioglu cède son agence en 2001 à Sud Communication, le groupe de presse de Pierre Fabre. En décembre 2003, il quitte Sipa Press, qui reste encore aujourd’hui l’une des plus importantes agences de presse photographique.

En septembre 2004, il est décoré Officier de l’Ordre des Arts et des Lettres par le ministre de la Culture M. Renaud Donnedieu de Vabres. En avril 2006, il est élevé par le président Jacques Chirac au grade de Chevalier dans l’Ordre de la légion d’honneur. Lors de la remise de médaille à l’Elysée, le 19 Janvier 2007, le président le décrit ainsi: …« Un des nombreux talents de M.Göksin Sipahioglu a été de repérer celui des autres. Sachant combiner une grande exigence professionnelle avec une très profonde humanité, il est vu par ses collaborateurs comme, je les cite, “un seigneur généreux, fidèle et accessible”. Et je suis très heureux de récompenser ce très grand patron charismatique, qui a été un photographe et un journaliste hors pair, en le nommant Chevalier de la Légion d’honneur… ». En septembre 2006, une grande rétrospective de ses photographies Right Place Right Time (Au bon endroit au bon moment) a lieu au musée Istanbul Modern en Turquie. En septembre 2007, les photos que Göksin Sipahioglu a réalisées, il y a plus de 40 ans dans la Chine de Mao sont exposées dans le cadre du Festival International de la Photographie de PingYao en Chine. Lors de ce séjour en Chine, il réalise près de 3000 photos numériques sur le Pékin d’aujourd’hui. En novembre 2007, le 3e Festival de la photographie d’Angkor à Siem Reap, accueille ses photos sur le Cambodge de 1970 Les Enfants Soldats. Au mois d’ avril 2008, il expose, à Moscou, ses photos de Mai 68. En septembre 2008, le Festival International du Photojournalisme Visa Pour l’Image de Perpignan lui consacrera une exposition, avec ses photos de Mai 68, qui sera aussi présentée à Barcelone le 6 mai En novembre 2008, la Maison Européenne de la

Photographie à Paris organisera une rétrospective de son travail. « Une seule obsession anime ce patron de presse visuel : être le premier », ainsi que l’a dit Michel Guerrin. Göksin, exigeant envers lui-même, a la faculté d’encourager son entourage à toujours chercher à se dépasser ce dont je lui suis vivement reconnaissant. Le moment est venu de lui rendre hommage avec ce livre et de présenter son remarquable travail de photographe.

Ferit Düzyol

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