Certaines expositions peuvent, en raison du lieu, de l’accrochage, de mystérieuses correspondances spatiales, réactiver la lecture de travaux que vous connaissez pourtant très bien.
C’est ce qui se passe, actuellement, avec la présentation du « Beyrouth » de Gabriele Basilico au Logis Abbatial de l’Abbaye de Jumièges.
Avant d’arriver à l’exposition elle-même, vous traversez la Seine en bac pour rejoindre, dans un parc vallonné, ce qui reste certainement « la plus belle ruine de France » ainsi qu’on la nomma au XIXème siècle. On ne s’étonne pas que Victor Hugo, Chateaubriand ou Turner se soient extasiés devant cette élévation de pierre blanche du transept privé de toit depuis la révolution et, en musardant dans les sentiers et choisissant des points de vue divers, on constate une fois de plus la séduction visuelle de la ruine qui suscita tant d’écrits et de représentations chez les romantiques.
En haut du domaine, le Logis Abbatial est sobre, massif. A l’intérieur, gisants et sculptures proposent par fragments une évocation du passé du lieu. C’est là que, sans rien modifier, Gabriel Bauret et Giovanna Calvenzi ont installé avec une justesse rare des grands formats et des ensembles de planches contact produits par Gabriele Basilico à Beyrouth en 1991, à l’occasion de la mission dirigée par Dominique Eddé et soutenue par la Fondation Hariri. Une exposition éditée, économe, simple dans son parcours élégant, le noir et blanc au rez-de-chaussée, la couleur à l’étage, le tout complété par le film documentaire de Tanino Musso qui suit Basilico, Robert Frank, René Burri et Fouad Elkoury, autres intervenants de cette exploration de la ville après la guerre. Grace aux planches contact ( de grand format, Basilico, travaillant à la chambre ), on saisit parfaitement les décisions et enjeux pour un photographe qui n’avait jamais été confronté à la guerre – mais qui, dans son enfance, avait joué dans les ruines du Milan d’après les bombardements – qui pose les questions qui traversent par ailleurs son œuvre. Que signifie la frontalité ? Qu’est-ce qu’un point de vue ? Que suis-je en train de documenter ? Quel est le sens des images ? Celui qui, grand lecteur et regardeur de Piranese se méfie absolument de la séduction de la ville a bien perçu que la ville n’est pas détruite, que les axes, les lignes de fuite, les structures, aussi bien celles des bâtiments que celles de la cité ne sont pas détruites. La surface est blessée, gravement, mais la ville n’est pas morte. Beyrouth n’est pas comparable à ce que furent les villes martyres de la fin de la seconde guerre mondiale. Et la couleur, que Gabriele Basilico montra bien longtemps après le noir et blanc, apportent une dimension plus « épidermique », une autre texture à ce constat rigoureux. Elle permet également, ce qui est difficile à percevoir en noir et blanc, comment la nature s’est mise à reprendre ses droits dans la ville, l’herbe poussant au bord des rues, les arbrisseaux s’agrippant aux pans de murs écroulés.
Pour compléter cet accrochage, une projection réunit les travaux ultérieurs de Basilico à Beyrouth, ses retours en 2003 pour la revue Domus, puis en 2008 à l’occasion d’une exposition et, enfin, en 2011 pour documenter, à nouveau pour la Fondation Hariri, un Beyrouth reconstruit. On y retrouve des axes, des perspectives, des points de vue de 1991, mais également de nouveaux points de vue. Et Gabriele Basilico finit par s’éloigner d’un centre ville qui n’est plus le cœur de la cité cosmopolite dans lequel se retrouvaient les beyrouthins avant la guerre.
Nous sommes en Seine Maritime et, avant Beyrouth, il y eut pour Gabriele Basilico une autre mission photographique fondamentale, celle de la DATAR, qu’il mena sur les bords de mer de la région en 1984 et 1985. Une petite salle, toujours aussi précise et sobre l’évoque, avec deux grands tirages et une série de belles épreuves de petit format de sites qui sont tout près.
Au travers des stores des fenêtres de l’étage la vue capte la présence de la ruine de l’Abbaye et l’on s’interroge soudain sur le pourquoi de cette ambiance apaisée pour un travail rigoureux, analytique, mais traitant tout de même d’une situation dramatique. Peut-être parce que, mystérieusement, la couleur des murs, la pierre blonde, le gris à l’étage jouent la plus juste des musiques avec les photographies. Certainement aussi parce qu’il s’agit d’une exposition sans bavardage, silencieuse, et c’est tant mieux.
EXPOSITION
Beyrouth 1991…
Gabriele Basilico
Jusqu’au 25 mai 2015
Logis Abbatial de l’Abbaye de Jumièges
24 Rue Guillaume le Conquérant
76480 Jumièges
France