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8e Trienniale de Photographie Hamburg 2022 : Entretien avec Rasha Salti

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Abordant le thème de la devise [currency] sous différents angles, la 8e Triennale de la photographie de Hambourg s’ouvre le 20 mai 2022 avec douze expositions présentant plus de 75 artistes. Entretien avec l’une des quatre têtes pensantes, la curatrice Rasha Salti. 

Arthur Dayras (A.D.) : La Triennale de Photographie de Hambourg, et notamment l’exposition « Currency » ont été conçues par un collectif de quatre curatrices. Comment avez-vous pensé cette 8e édition ? Comment ce collectif a-t-il fonctionné ? Quelle était l’alchimie entre vous ?

Rasha Salti (R.S.) : C’est la première fois que la Triennale engage un collectif de commissaires. Notre groupe s’est structuré autour de Koyo Kouoh et après avoir accepté de devenir la directrice du Zeitz MOCAA à Cape Town, en Afrique du Sud, elle a convié Gabriella Beckhurst Feijoo, Oluremi C. Onabandjo et moi-même. Elle nous connaissait toutes, mais nous ne nous connaissions pas encore les unes les autres.

A.D. : Et ce collectif a donné corps à une direction collégiale.

R. S. : Tout à fait. Nous avons très vite décidé d’établir une structure très horizontale dans nos échanges. Le dialogue et la discussion avant tout chose. La pandémie a également influencé notre manière de travailler. Soudain, nous nous sommes retrouvées chacune confinées. Gabriella à Londres, Oluremi à New York, Koyo à Cape Town et moi à Berlin. Nous nous sommes retrouvées sur Zoom, puis nous avons commencé à discuter avec les institutions hambourgeoises, expliquer et discuter le concept de la Triennale. Au le début de la pandémie nous étions plongées dans une grande incertitude. Nous ne savions pas quand on pourrait voyager, et surtout quand nous allions pouvoir être ensemble dans un même espace. Nous devions faire des visites de studio, rencontrer les artistes et nous retrouver à Hambourg toutes ensemble pour visiter les espaces, comprendre les logiques des institutions. C’était impossible. Nous avons dû nous résigner à l’idée que ce serait pendant deux ans une triennale avec des locaux vides, beaucoup de visioconférences. C’est drôle… On se plaignait beaucoup de ne pouvoir être ensemble. Mais en fin de compte, on se réunissait une fois par semaine, plus au besoin, et une routine s’est installée, et avec elle, une forme d’empathie inattendue et extraordinaire. Je me suis demandée si cette forme d’empathie aurait existé si on s’était vues plus souvent. C’est s’exposer à des exaspérations, à des irritations. Entre deux vagues de l’épidémie, nous avons pu nous réunir et rencontrer toutes les institutions. Puis fin septembre 2021, nous avons organisé ce beau symposium, Lucid Knowledge, et désormais, c’est la dernière ligne droite.

A.D. : Parlons du concept, Currency et de cette exposition centrale éponyme, Currency : Photography Beyond Capture, qui réunit 29 artistes internationaux dans la Hall Deichtorhallen pour l’art contemporain Hamburg. Que signifie-t-il ? Comment structure-t-il l’exposition ? Comment le traduirez-vous en français ?

R.S. : La même question se pose en allemand. Dans le langage des économistes, currency se traduit au français en devise, ou monnaie. Mais elle peut aussi signifier « valeur courante ». Ce qui pousse à interroger la valeur courante de la photographie. Une devise, c’est aussi une formule, ce n’est pas uniquement une monnaie nationale, mais une formule qui circule. Ce terme recoupe autant l’idée de valeur que l’idée de circulation.

A.D. : Cette notion a été votre clé de voûte pour relier des artistes aux esthétiques, aux approches photographiques pourtant très différentes.

R.S. : Absolument. La Triennale est structurée autour de douze expositions et la notre, Currency : Photographie beyond Capture, fait partie de ces douze événements. Nous avons cherché à forger un espace assez libre pour proposer une exposition qui ne se veut pas comme « exposition principale », mais qui donnerait des indices par rapport aux autres expositions, qui ferait partie d’une mosaïque. Par exemple, la Kunsthalle de Hambourg, qui a une très belle collection, a décidé d’inviter des artistes d’art contemporain assez connus, comme Wolfgang Tilmans, Sarah Cwynar, Taryn Simon et Walid Raad. Des noms connus, qui nous ont permis de nous ouvrir pour notre exposition à d’autres aventures. On pouvait s’aventurer dans des cercles un peu moins visibles à Hambourg comme en Allemagne. Je pense à Rana Elnemr artiste égyptienne, qui n’est pas une artiste émergente, mais qui demeure pourtant méconnue en Allemagne et en Europe plus généralement. Ou encore à Carrie Yamaoka, artiste très établie aux États-Unis, mais peu visible en Europe. Ou même à Claudia Andujar, qui a été redécouverte lors de sa belle rétrospective à la Fondation Cartier en 2020. Nous nous sommes permis de ne pas considérer l’âge, le genre, la nationalité, mais uniquement de composer une exposition en réfléchissant aux résonnances, afin de produire une expérience très singulière. Il y a 29 artistes de pays et de générations très différents, d’approches artistiques toutes aussi diverses.

A.D. : Vous en avez défendu certain de longue date. Je pense notamment à Ziad Antar.

R. S. : Ziad est un vieux complice. On a travaillé ensemble en 2009 sur un livre, Beirut Bereft, Architecture of the Forsaken and Map of the Derelict, qui est devenu une exposition. Nous montrons une série qui, personnellement, me touche beaucoup et qui représente un tournant de la maturation dans son œuvre, « Afterimages ». Il l’a réalisée en 2016 en Arabie Saoudite après avoir lu le livre La bible est née en Arabie de l’historien libanais Kamal Salibi (1986). Celui-ci avait provoqué une grande controverse. Spécialiste de l’Antiquité et du début du christianisme, Salibi y affirmait que Moïse n’avait pas quitté l’Égypte pour l’actuelle Palestine, mais pour l’Arabie Saoudite, plus précisément dans une région nommée Asir, à la frontière avec le Yémen, un coin montagneux et très vert, où l’on trouve de nombreuses synagogues antiques. Ziad s’est passionné pour ce livre et a décidé de voyager à Asir. Son guide était Yahya Amqassim un poète saoudien, talentueux, dissident et provocateur qui est né et a grandi à Asir. Ziad souhaitait photographier son périple avec une caméra héritée de son grand-père, mais une fois arrivé en Arabie Saoudite, il s’est rendu compte que l’objectif manquait, volé peut-être, et il décida malgré tout de continuer son projet et faire ses photographies sans objectif. Il a documenté cette terre de mythologie et d’histoire, une terre très peu connue, très peu photographiée ou représentée.

A.D. : Photographier sans objectif renvoie au sous-titre de votre exposition, photography beyond capture.  

R.S. : Exactement. Cette exposition propose des œuvres d’artistes conceptuels qui travaillent avec la photographie, soit des photographes qui adoptent des postures conceptuelles. Les œuvres touchent une zone limitrophe où surviennent des questions sur la visibilité, l’invisibilité, le matériel et la matérialité. Anne-Marie Filaire en est un exemple probant. Elle s’intéresse aux paysages. Nous montrons son projet lié au Grand Paris Express, Terres. Sols profonds du Grand Paris. Les sociétés privées et instances publiques qui ont conduit les travaux d’aménagement du Grand Paris, qui ont creusé Paris et l’Île-de-France pour y réaliser les travaux, ont extrait des milliers de tonnes de terre. Ils ont transporté cette terre broyée aux limites de Paris pour l’envoyer ailleurs. Elle fut la seule photographe autorisée à visiter les chantiers, à montrer ces paysages éphémères, à montrer ce ventre de Paris découvert.

 

A.D. : Ce ventre contemporain de Paris.

R. S. : Oui. Cette terre deviendra le substrat d’un autre territoire agricole, ou servira à reboucher des trous dans les souterrains parisiens. C’est une grande entreprise anthropocène. Et cela questionne aussi la notion de paysage en photographie. Vous ne pouvez pas imaginer que c’est Paris, là devant vous. Cela donne plutôt des paysages lunaires, désertiques. Cela donne une autre définition du paysage. Son travail fait écho à celui de Ragnar Axelsson, un photographe islandais très connu, qui photographie les glaciers et la vie dans le Grand Nord. Ces paysages sont particulièrement sidérants, l’effet de la cendre volcanique sur la glace crée une impression singulière de dessin, ou gravure. Ces paysages aussi sont éphémères parce que la glace est en train de fondre, conséquence néfaste du réchauffement climatique.

A.D. : La Triennale est également forte de onze autres expositions, conçues par dix institutions partenaires dans toute la ville. Dites-nous en plus.

R. S. : Ce que j’aimerais souligner, c’est que parmi ces dix institutions, il y en a trois ou quatre qui ne sont pas spécialisées dans l’art moderne ou l’art contemporain. Notre collaboration fut une expérience extrêmement enrichissante, tout autant que surprenante. J’évoque deux musées. Le premier est l’équivalent d’un musée d’ethnographie Museum am Rothenbaum – Kulturen und Künste der Welt. C’est le plus vieux musées de la ville, il a été établi avant que la première université ne soit construite à Hambourg. C’était un lieu qui incarnait non seulement le pouvoir de la ville et de ses familles commerçantes, mais également un lieu de savoir et de production de connaissance du monde. C’est un lieu capital, si l’on réfléchit avec le prisme de notre thématique, « currency ». La direction du musée a entamé depuis quelques années un processus de réflexion sur la décolonisation. Comment décoloniser tout ce qu’incarne ce musée ? Comment interroger leurs collections, la production de connaissances autour de ces collections et les modes d’exposition et de pouvoir. Il se trouve que leurs collections sont composées, notamment de grands albums photographiques réalisés par des commerçants, qui voyageaient et souhaitaient documenter leurs périples. Fin XIXe, début XXesiècle, il était courant d’offrir en cadeau ces photographies. Une famille allemande installée à Singapour envoyait en cadeau des clichés aux proches restés à Hambourg.

A.D. : Il suit, j’imagine des périodes coloniales.

R.S. : Voilà. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’il ne s’agit pas de photos faites par des ethnographes, mais plutôt par des commerçants riches qui voyageaient et qui faisaient des photos. Il y a ça, mais aussi un courant. Enfin, fin XIXᵉ siècle, début XXᵉ siècle, il était très commun ou courant de donner des albums photos en cadeau. Quand on était une famille allemande installée à Singapour, on faisait en cadeau à la famille qui était toujours à Hambourg. Pour la Triennale, le musée a invité un artiste ghanéen, Kelvin Haizel, qui a réalisé une série d’interventions à partir de ce fonds photographique. Il offre un nouveau regard sur ces collections. L’autre musée dont je souhaiterais vous parler est le Musée de l’histoire de la ville de Hambourg. Celui-ci a de très grandes collections fiduciaires, une collection qui témoigne à la fois de l’expansion de la longue histoire de commerce de cette ville, mais également de période de la colonisation allemande. Le musée a provoquer une collaboration entre le photographe rwandais Chris Schwagga, la chorégraphe germano-mexicaine Yolanda Gutierrez et la danseuse Eva Lomby pour proposer une exposition (installation d’images, vidéos) et performance en relation à la collection de pièces de monnaie.

A.D. : La programmation fait la part belle à des œuvres, à des pratiques, que l’on jugerait aujourd’hui bienveillantes. Si le mot est quelque peu galvaudé aujourd’hui, utilisé à toutes les sauces, il traduit dans votre ensemble d’une vision poétique, sinon d’une forme de tendresse. Était-ce souhaité ?

R. S. : Oui. Vous savez, en anglais, ce qui est drôle, c’est le mot tender et le verbe to tender, le mot évoque la tendresse, l’égard bienveillant ou aimant vis-à-vis de quelqu’un mais les Anglo-saxons utilisent le verbe pour faire référence à l’appel d’offres. Entre le mot et le verbe, il y a une notion transactionnelle. Pour en revenir à la photographie, celle-ci a redessiné l’art du portrait. C’est une histoire acquise. Mais si l’on regarde le travail de certains, notamment de photographes LGBTQI ou blacks, ou de minorités ethniques et/ou culturelle, comme par exemple Carrie Yamaoka, Elle Perez, et Clifford Prince King leur pratique inverse ou déplace les codes conventionnel du portrait parce qu’ils se positionnent de l’intérieur et non de l’extérieur. Leurs caméras se proposent d’être à la fois bienveillante et aimante, elle ne se pose pas à l’extérieur de la famille ou de la communauté. Elle propose une captation de l’intérieur et construit la notion de communauté par le regard.

A.D. : C’est l’inverse de la photographie documentaire qui vient classiquement de l’extérieur vers l’intérieur. Ce que vous décrivez part de l’intérieur et va vers le monde pour y diffuser une vision propre.

R. S. : Très exactement.

 

Plus d’informations sur les expositions du parcours de la Triennale

La liste complète des artistes participants est consultable ici.

 

Sur la Triennale de la photographie de Hambourg

Initiée par F. C. Gundlach, la Triennale de la photographie de Hambourg a lieu tous les trois ans depuis 1999, fédérant les principaux musées, espaces d’art, institutions culturelles, galeries et fondations de Hambourg. Depuis 2014, l’organisation de la Triennale est dirigée par la Deichtorhallen Hamburg GmbH.Le directeur artistique de la 8e Triennale de la photographie Hambourg 2022 est Koyo Kouoh, qui a désigné une équipe curatoriale internationale composée de Rasha Salti, Gabriella Beckhurst Feijoo et Oluremi C. Onabanjo. La 8e édition est financée par la Freie und Hansestadt Hamburg, Behörde für Kultur und Medien, avec le soutien supplémentaire de BMW Niederlassung Hamburg, Otto Group, White Wall et Zeit-Stiftung (Ebelin et Gerd Bucerius).

 

8th Triennial of Photography Hamburg 2022: Currency 

12 expositions dans Hamburg

Du 20 mai au 18 septembre 2022
Weekend d’ouverture : May 20-22, 2022

Festival Triennial Expanded: June 2-6, 2022
www.phototriennale.de

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