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ICP Awards 2018 – Bruce Davidson : « Il est important de parcourir le monde et de l’explorer avec empathie »

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Sa vision moderne du documentaire a influencé des générations de photographes. L’Américain Bruce Davidson, aujourd’hui âgé de 84 ans et membre de Magnum depuis 1958, est le lauréat 2018 du prix honorifique des ICP Infinity Awards. En 2013, L’Œil de la Photographie a interviewé le photographe, qui nous avait accueillis presque timidement dans le salon de son appartement du quartier de l’Upper West Side, à New York, ses livres soigneusement disposés sur ses genoux. Quelques jours plus tard, il s’était envolé pour Los Angeles pour photographier les montagnes qui surplombent la ville. Aujourd’hui, nous partageons à nouveau une version de cette interview.

 

Remontons le temps et parlons de votre série Brooklyn Gang

Oui, j’ai passé une année à photographier ce groupe d’adolescents en difficulté. J’ai presque hésité à leur donner le nom de gang, tant ils étaient vraiment déprimés, fâchés, frustrés. Ils venaient essentiellement de familles pauvres, de familles qui étaient dépendantes de l’alcool. Un jour, 40 années s’étaient écoulées et j’ai reçu un appel téléphonique du chef du gang, Bobby Powers, qui voulait me rencontrer. Ma femme a alors dit « Je dois y aller avec toi », pour me protéger (Rires), et nous avons déjeuné à Manhattan. Cette personne est allée en enfer et en est revenue. Après mon départ, il est devenu un trafiquant de drogue notoire, un agresseur, qui était sur le point de mourir quand je l’ai photographié sur la plage à Brooklyn. C’était juste avant d’entamer une désintoxication. Et maintenant il a 65 ans et est devenu conseiller anti-drogue.

Est ce quelqu’un dont vous pouvez parler ?

Oui. Un jour, j’ai demandé à Bobby comment était sa mère. Il la décrivait comme petite, bien que fumant des cigarettes etc. Et je suis retourné à mes planches contact parce que j’avais cette image d’une femme, qui lui ressemblait. J’en ai fait un tirage et le lui ai montré. Il s’est avéré que c’était la seule image jamais faite de sa mère. Et elle n’est pas dans le livre de Brooklyn Gang !

Si vous parlez de famille, pouvons-nous discuter de votre fille, qui est aussi une photographe talentueuse ?

Elle a photographié des fermiers, et fait un livre à ce sujet. Les gens ne la voient pas comme une photographe mais comme faisant partie de leur communauté. Elle a également fait du très bon travail à Cuba il y a quelques années. J’ai appris par elle à être totalement honnête.

Quand vous regardez vos premières images, apprenez-vous toujours d’elles quelque chose de nouveau ?

Oh absolument. Les photographies peuvent avoir d’autres significations qu’elles n’en ont eu à l’époque. Par exemple, je voulais photographier le port de New York. La seule façon d’y parvenir était d’obtenir une commande du magazine National Geographic, car ils ont toujours eu beaucoup d’argent et je pouvais ainsi passer six mois sur ce projet. J’ai donc photographié la Statue de la Liberté la nuit. J’ai trouvé un point de vue sur une jetée où la statue serait au milieu des Twin Towers. À l’époque, ce cliché a été publié comme une image ironique, parce que les critiques sur le World Trade Center et son architecture étaient très sarcastiques. Nous nous en sommes presque moqué à travers cette petite vue absurde. Mais après le 11 septembre, les tours sont devenues sacrées et cette photographie est devenue emblématique : en un sens, la Statue de la Liberté devenait alors leur gardien, essayant de les préserver d’une violence future.

Il y a à la fois de la brutalité et de la poésie dans votre photographie. Comment qualifieriez-vous vos images ?

Je pense que chaque série a sa propre atmosphère. Par exemple, les photos de la Veuve de Montmartre, faites en 1956, sont très romantiques. C’était le tout premier moment où je rencontrais Cartier-Bresson en personne. Brooklyn Gang est très cru et tendu. Subway est aussi tendu mais humoristique, il y a une certaine ironie. Le métro peut être n’importe quoi : l’atelier de quelqu’un, un endroit violent, poétique, ou bien sexuel. À propos, c’était à un moment où la ville de New York avait besoin d’améliorer son système de transport en commun. Les gens me disaient : « Oh tu fais quelque chose dans le métro, c’est une très bonne idée ! »

Pensez-vous qu’il a encore besoin d’amélioration ?

Bon, ce n’est plus aussi dangereux, mais un jour de pluie comme aujourd’hui, ça peut être bizarrement très lent. Mais si vous comparez avec le métro de Paris, le vôtre ne fonctionne pas 24 heures et les sièges sont si petits ! (Rires) Une autre histoire : quand j’ai fait les photos du bateau Queen Mary II à New York, je suis descendu à South Ferry pour l’attraper arrivant dans la baie, puis j’ai couru vers le métro, je l’ai pris, et je suis remonté uptown pour avoir une vue différente de son baptême. C’était très amusant !

Je suppose que c’était plus angoissant sur la East 100th Street, le titre d’une de vos séries, non ?

Quand j’ai tiré cette série pour la première fois, je l’ai faite très sombre. Je voulais que ces images soient comme des statues de bronze du MET Museum. L’émotion était si forte que je ne voulais presque rien voir, je voulais la sentir. Des années plus tard, j’ai réalisé que je perdais beaucoup d’informations et je les ai tirées plus claires afin de pouvoir voir, par exemple, un visage de garçon qu’on ne voyait pas dans les premiers tirages. Il y a ce ministre, que je connais encore, qui a 93 ans et qui était à l’époque une personnalité politique très importante à Harlem. Il disait que cette rue et ses alentours était considérés comme le pire quartier noir de la ville, mais que lui le voyait comme le meilleur. Et c’est vrai ; la spiritualité du peuple y était fantastique.

À ce moment-là, qu’est-ce qui vous a poussé à travailler sur les communautés pauvres ?

Je ne les voyais pas comme pauvres. Ils n’avaient peut-être pas beaucoup d’argent mais ils avaient une vitalité merveilleuse. J’étais attiré par cela. Cela me semblait très réel.

Était-ce un monde plus réel que le votre ?

Ma mère était célibataire ; et elle avait travaillé dans une usine de torpilles pendant la guerre. Nous vivions avec un oncle. Nous étions fondamentalement pauvres aussi. J’étais toujours en contact avec le besoin. Je pense que j’ai toujours eu cette empathie pour les personnes qui sont privées de leurs droits, qui ont été défiées d’une manière ou d’une autre. L’histoire de Bobby est incroyable, tout le monde croyait qu’il allait mourir. Il a pris toutes les drogues connues par les hommes.

Vous n’avez jamais essayé avec lui ?

Oh, ma femme et moi essayons rarement de prendre une aspirine, vous savez! (Rires)

Question stupide, mais avez-vous des photos préférées ?

Réponse stupide : ma photo préférée est toujours celle que je prends. (Rires)

Pour vous, qu’est-il est important de savoir voir de nos jours ?

Aujourd’hui, je suppose que les photographes devraient travailler sur l’environnement. Il y a certaines choses qui m’attirent, comme la condition des gorilles en Afrique, celle des ours polaires dans l’Arctique. Il est important de parcourir le monde et de l’explorer avec empathie. C’est seulement de quoi parle ma photographie.

 

Propos recueillis par Jonas Cuénin

https://www.icp.org/infinity-awards

 

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