Nous quittons le Haut Marais pour Belleville, autre épicentre de la création, où de jeunes entrepreneurs inventent chaque jour de nouveaux possibles. Rencontre avec Antoine Levi.
« Court-circuiter les attentes pour favoriser un système horizontal et prospectif de l’art »
Quel a été votre premier choc esthétique et/ou photographique ?
Je suis tombé amoureux de l’art médiéval d’époque romane pendant mes études d’histoire de l’art à l’université. Mon rêve d’enfant était de devenir antiquaire sur les quais de Seine pour cumuler les livres ou les illustrations pour les revendre. Les gravures de Dürer et de Gustave Doré m’ont toujours fasciné. Mon mémoire de maîtrise réalisé à Barcelone portait sur l’enluminure liturgique d’un groupe de manuscrits inédits de l’abbaye de Tortosa en Catalogne (provenant de l’abbaye Saint Ruf en Avignon), sur les vecteurs de déplacements et les transferts stylistiques de ces manuscrits.
J’ai eu alors mon “choc art contemporain” justement à Barcelone devant l’installation de Paul Mc Carty « Pinocchio Pipenose Household Dilemma » avec ces traces de ketchup, de nutella et de mayonnaise sur les planches de bois et cette odeur âcre, la vidéo de Mc Carty qui se salissait de cette nourriture, et puis le lit exposé dans un coin au fond de la salle. Je me suis ensuite documenté sur le contexte de cette installation en découvrant le geste triomphal de Mc Carthy posant à côté de sa Twingo, déguisé en Pinocchio ! Par la suite j’ai découvert en fréquentant les musées et fondations contemporaines barcelonaises comme le MACBA, les peintures de Clifford Still, auquel je fais souvent référence devant mes artistes.
Quel bilan tirez-vous depuis votre installation à Belleville en 2013, ce qui représentait un vrai défi après avoir dirigé une galerie italienne importante ?
Il y avait surtout une carte jeune à jouer avec un loyer beaucoup plus abordable que dans d’autres quartiers parisiens, mais ce n’est pas tout: Belleville reste toujours à un niveau expérimental dans une capitale de l’art, cela était un autre atout à jouer avec une marge de flexiblité pour expérimenter ce que je prétends apporter de nouveau sur la scène parisienne. C’est un quartier particulier et extrêmement vivant parfois assimilé à l’East End de Londres, au Lower East Side de New York par exemple, ou à son époque Kreuzberg à Berlin. L’envie prévalant sur tout et étant parisien d’origine (Essonne) j’avais envie de revenir ici avec le bagage accumulé d’abord en Espagne puis en Italie.
De plus Paris est devenu un épicentre et un véritable carrefour, même si Belleville n’est pas forcément encore (et à tort!) une habitude à la fois pour les parisiens et les collectionneurs de passage.
Qu’est ce qui rassemble et définit selon vous les artistes que vous représentez puisqu’à Art-O-Rama en 2015 vous avez proposé une exposition collective intitulée « We are family » ? Est-ce qu’il y a bien une famille ici ?
Absolument. La galerie est conçue comme un hub, un système horizontal voulu depuis le départ avec Nerina Ciaccia – co-fondatrice et directrice – également pour faire en sorte que les artistes se sentent au même niveau que nous sans qu’il y ait cette relation purement économique galerie/artistes, ni de hiérarchie. C’est pour cela que l’on a créé un site internet qui identifie cette lignée, ce cercle qui tourne dans une esthétique début années 2000 volontairement assez rétrograde, reprenant aussi l’aspect du corps d’un email un peu suranné ! C’est une belle intuition réalisée par un de nos artistes Daniel Jacoby, auteur entre autres du site du Grand Bellevile.
On a commencé avec 4 artistes découverts en ligne. Je m’estime vivre dans une époque moderne et j’utilise les mêmes moyens que les artistes emploient pour promouvoir leurs œuvres. Il n’y a pas de fil rouge dans la production, la seule chose que l’on puisse dire c’est qu’il n’y a pas – pour l’instant -d’artistes français, ce qui nous est parfois reproché même si les opinions commencent à changer.Certains pensent maintenant que c’est bien qu’une galerie française n’ait pas obligatoirement d’artistes français. On sent que le métier de galeriste n’est plus uniquement flanqué de connotations territoriales. On trouve que dans la contradiction il y a de l’harmonie, mais c’est un métier qui exige beaucoup de temps et de patience.
En quoi le métier de galeriste a-t-il évolué, comment cela vous impacte t-il et comment anticipez vous cette mutation profonde ?
Je m’en rends compte et l’anticipe en acceptant que le métier se prête à changer tous les mois !
Même si la galerie fonctionne comme une micro-entreprise classique, le monde de l’art s’ouvre de plus en plus vers de nouvelles réalités comme ces artistes qui mènent à bien leur carrière sans aucune galerie, ou ces autres artistes qui créent eux-mêmes leurs propres espaces où ils organisent les projets qu’ils souhaitent avec les artistes dont il aiment le travail. Progressivement les foires commencent à inviter ces plateformes d’un nouveau genre. L’art n’est donc pas uniquement une relation musées/ galeries/artistes/magazines. La notion de réseautage est devenue omniprésente,preuve que ce corps de métier devient un vrai métier d’intellectuels où l’on doit savoir observer le temps et l’anticiper pour faire travailler les artistes sur plusieurs niveaux comme par exemple avec Luigi Ghirri, artiste mythique et légendaire que l’on expose dans un contexte qui nous est pour l’instant propre, en traitant son oeuvre avec les mêmes égards que nous avons avec les autres artistes de la galerie.
La plupart de vos artistes entretiennent une relation ambigue aux images. En quoi est-ce symptomatique d’un nouveau territoire à explorer ?
Chaque artiste a son background personnel mais cette notion ressort davantage avec le travail que nous menons. Par exemple Francesco Gennari a souvent été assimilé à l’Arte Povera or, quand on se penche vraiment sur sa pratique, on se rend compte qu’il se détache complètement de ce mouvement car il transforme tous les objets et matériaux qu’il emploie. Il est plus un héritier de De Chirico dans une tradition métaphysique et une réflexion poétique/narrative sur l’image. Il reste un électron libre absolument unique. Autre exemple avec Zoe Williams issue d’une génération pluridisciplinaire qui puise dans ce flux d’images qu’elle pare d’un discours cosmétique. Son travail dérive d’un savoir encyclopédique dans une tradition britannique. Sa recherche sur la portée esthétique et intellectuelle du pouvoir de l’image est telle qu’elle a accès à toutes les techniques. Une œuvre toujours à la limite de la provocation sans tomber pour autant dans le vulgaire, en poussant les limites vers une excellence esthétique.
Vous êtes très présents sur les foires, quelle stratégie mettez-vous en œuvre à ce niveau ?
Nous sommes sensibles aux foires qui ouvrent de nouvelles brèches, de nouveaux sentiers. Les premières années nous mettions en avant le rapport qualité/prix comme avec Arco Madrid qui favorisait un accès aux institutions internationales et aux collections privées bien que l’Espagne vivait et vit encore une époque de crise profonde. Cela nous a ouvert de nombreuses portes à moindres frais. Question de feeling. Nous choisissons souvent une foire où le projet prévaut. Nous avons participé à une foire en ligne (Dream Hong Kong), nous irons à Rome fin mai (Granpalazzo), puis Art-O-Rama à Marseille puis une nouvelle foire à Copenhague qui s’appelle Code. Enfin, rebelote avec Paris Internationale à l’automne.
Nous travaillons essentiellement dans des contextes que nous jugeons favorables aux artistes.
Pourquoi avoir voulu lancer Paris Internationale dans un paysage déjà chargé à ce moment là et comment envisagez-vous cette 2e édition après le succès remporté ?
Certes un paysage chargé mais pas pour le réseau sur lequel nous travaillons vraiment. Il y a un décalage entre l’image que l’on a de Paris depuis l’étranger avec la réalité des connaissances du public français qui est très curieux. Nous nous sommes rendus compte d’une certaine absence de presse spécialisée en France. J’espère que la nouvelle mouture de la revue Code (Code South Way) deviendra un manifesto de cette tendance.
Mes collègues et moi (galeries Crèvecoeur, Sultana, High Art et Gregor Staiger) envisageons cette deuxième édition de Paris Internationale dans la même philosophie que la première. Chacune des cinq galeries fondatrices émet des propositions qui sont discutées de manière exhaustive et nous arrivons à un consensus par un suffrage /discussion à voix haute. Nous travaillons bénévolement en payant nos propres frais de participation comme les autres galeries, ce qui favorise un fonctionnement horizontal encore une fois. Si nous voulons dialoguer avec des galeristes et les faire travailler dans les meilleures conditions possibles, c’est-à-dire dans la même position, il faut aller les voir, les appeler, s’intéresser à ce qu’ils font. Eux-mêmes suivent ce que nous faisons. La part expérimentale de nos démarches à Belleville et nos voyages toute l’année ouvrent des perspectives inédites pour le public. Pour résumer, nous concevons cette deuxième édition dans la même lignée et la même saveur que la première. Nous le faisons pour Paris.
Présentez-nous l’exposition qui vient de se terminer et qui s’intéressait à deux artistes de générations et démarches très différentes ainsi que celle qui vient d’ouvrir, dédiée à Ola Vasiljeva…
Nous avons déjà exposé Luigi Ghirri à Paris Internationale avec une photo très crépusculaire, simple et magnifique à la fois. Nous voulions l’exposer dans la galerie mais pas dans l’idée statique d’un solo show. Techniquement, les photographies sont incroyables avec une candeur, une non agressivité autour de l’imago mentis qui était la sienne. Jouant sur l’idée de “container”, la galerie étant modeste de taille et de proportion, nous avons voulu exposer ces vintages de 1986 qui sont les vues d’une collection particulière devenue musée civique à Regio Emilia. Ghirri a réalisé un reportage de nuit qui documente partiellement la collection de la Galleria Parmeggiani que nous présentons en regard d’une réponse proposée à l’artiste suisse américaine G. Küng qui a réagi avec les techniques qui lui sont propres, en optant pour la connotation poétique quotidienne la plus proche : l’état de son réfrigérateur (assez vide avant son départ en vacances). Nous savons aujourd’hui que la Galeria Parmeggiani n’a plus grand-chose à voir avec ce que Ghirri avait documenté il y a 30 ans. G. Küng a souligné le fait qu’un réfrigérateur est comme une collection en soi. La mutation est due à la diète, à la consommation, à la péremption des aliments, à beaucoup de facteurs et de paramètres. Un geste respectueux et irrévérent à la fois, mais en s’imposant la même rigueur et en calibrant ses propres clichés sur le même format des photos de Ghirri. Le premier coup d’œil reste cette enfilade de cadres de Ghirri avec cette ligne rouge puissante dans l’espace, G.Küng n’intervenant que comme une référence et une interférence. Le texte de l’exposition qui est une entrevue ping pong entre l’artiste et la curatrice italienne Elena Lydia Scipioni révèle beaucoup de ses intentions. L’enjeu pour résumer était de faire une exposition conceptuelle avec un artiste classique, je pense que nous avons tenu le pari.
L’exposition personnelle de l’artiste Ola Vasiljeva (qui est sa deuxième) présente une série de dessins de grands formats, ainsi qu’une installation au sol. Beaucoup de décisions seront prises au fur et à mesure quant à l’accrochage et au développement du paysage de l’exposition.
INFORMATIONS
« Coeurtregetour » Ola Vasiljeva
Jusqu’au 30 juin 2016
Antoine Levi
44, rue Ramponeau
75020 Paris
France
http://antoinelevi.fr