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Zmâla : Signatures

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Tunisie 2.0
Johann Rousselot / Maison de photographes – Signatures

Décembre 2010. La contestation s’installe durablement en Tunisie et le régime dictatorial du président Ben Ali, en place depuis vingt-trois ans, vacille sous la pression de la rue. La révolution est couverte par les photographes de news et les agences sur place. Les images des manifestations font la une des quotidiens et des magazines.
Johann Rousselot, comme beaucoup de ses confrères, sent qu’il se passe quelque chose. « J’en avais des frissons en lisant le journal », nous confie-t-il. Toujours à Paris le 14 janvier 2011, jour du départ de Ben Ali, Johann se documente et découvre, sur le blog ReadWriteWeb, le rôle décisif du Web et des réseaux sociaux dans la rébellion tunisienne. Il prend alors conscience que quelque chose d’important se joue et décide de partir pour rencontrer les acteurs de ce mouvement d’un nouveau type. « Je voulais essayer de comprendre comment on fait la révolution sur le Web », explique-t-il.
Il fera deux autres voyages, entre février et mai 2011, pour répondre à plusieurs commandes et pour continuer son travail personnel. Les portraits publiés ici ont été pris lors de son premier séjour. En parallèle de son travail photographique, Johann Rousselot décide de réaliser des enregistrements sonores et vidéo afin de constituer un contenu multimédia lui permettant d’aller plus loin. Comme il l’avoue lui même : « C’est difficile de faire un récit en images avec un sujet pareil. Pour essayer de comprendre comment fonctionnent le cyberactivisme, les questions techniques, comment éviter la censure… la photo, c’est très vite limité. » Ce contenu multimédia est disponible sur le site de Johann Rousselot (johann-rousselot.com), sur celui de la « Maison de photographes » Signatures qui distribue son travail (www.signatures-photographies.com) et sur www.zmala.net.

Amin
« Amin, la première fois que je le vois, c’est dans cette tente Facebook, place de la Casbah à Tunis, deux jours avant l’évacuation, le 26 janvier. » Cette tente est partagée avec des blogueurs et des magistrats très présents dans le mouvement de contestation. Amin et d’autres cyberactivistes profitent de la connexion pour s’installer avec eux. Toujours en action, ils alimentent en permanence une page Facebook pour communiquer des infos, des photos, des vidéos… « Ils étaient dans quelque chose de compulsif. En fait, ils recherchaient et partageaient, ils avaient ce besoin de poster très vite, comme une course au nombre de clics », explique Johann.
« Amin, très actif, reste pourtant un personnage difficile  à cerner », aux motivations moins évidentes que d’autres blogueurs. « Je me demande, si pour Amin et ses camarades, ce n’était pas une simple façon de vivre le moment présent à fond », conclut Johann.
Après des études d’informatique, ce jeune mathématicien de 23 ans, fils d’un fonctionnaire limogé, est coadministrateur d’une page Facebook sur la révolution. Amin est emblématique de cette génération de jeunes diplômés qui n’arrive pas à trouver sa place dans la société tunisienne façonnée par Ben Ali.
On le voit ici avec un ami devant le siège de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT). Tous deux enregistrent et transmettent presque instantanément le déroulement d’une manifestation à Tunis, le 29 janvier 2011.

Olfa Riahi
« J’avais rendez-vous avec Olfa devant le théâtre sur l’avenue Bourguiba, c’était une commande d’un magazine allemand pour un portrait. »
Olfa arrive en retard, la lumière décline rapidement, « ça s’annonçait galère », révèle Johann. Tous ses sens en alerte, la jeune femme demande au photographe de patienter encore quelques minutes, puis plonge dans la manifestation. Là elle filme, elle enregistre, elle parle à la radio, elle traverse la manifestation d’un bout à l’autre et ouvre son ordinateur pour poster les informations recueillies. Une séquence d’une demi-heure pendant laquelle Johann s’accroche à elle pour réaliser ses photos. Sans formation journalistique, elle s’engage avec passion sur le terrain de l’information. Elle produit des contenus qu’elle met en ligne dans la foulée. Tout va très vite.
À 28 ans, Olfa Riahi apparaît comme « une véritable pasionaria de la révolution tunisienne », selon Johann. Après des études de commerce international, elle fonde deux sociétés dans le sous-titrage et la médiation culturelle quand, en septembre 2010, elle se retrouve chroniqueuse et animatrice à Express FM. Elle prend des risques et sa rédaction doit la rappeler à l’ordre pour tempérer ses ardeurs.
Impliquée avec fougue dans son métier, elle a pourtant acquis une véritable crédibilité aux yeux des Tunisiens. « Elle faisait le travail que les journalistes ne faisaient pas sans prétendre être journaliste », explique le photographe. Olfa vérifie les informations, recoupe ses sources : son travail est reconnu. Elle jongle entre son travail pour Express FM et les informations qui arrivent sur son mur Facebook via son ordinateur connecté en permanence.

Yassine Ayari
« Je ne suis pas journaliste », tient à souligner Yassine. Il souhaite juste jouer son rôle de citoyen engagé. Il court les manifestations, recueille des témoignages et traque la parole qui se libère. Johann le suit une journée entière.
Avec sa caméra tout le temps allumée, Yassine s’emploie à filmer et retranscrire ses vidéos via TwitVid, une plate-forme d’hébergement. Ce qui compte, c’est que l’information circule et qu’elle soit partagée, avec l’ambition de donner une voix aux sans voix. « Voice to voiceless », selon sa formule.
Conscient que la parole reconquiert ses droits, Yassine se laisse porter par le mouvement et recueille les mots et les revendications des manifestants. Parti pour interviewer un policier prêt à répondre sous couvert d’anonymat (celui-ci ne donnera finalement pas suite), il rencontre des ouvriers d’une usine en grève et décide d’enregistrer leurs témoignages. Ils se bousculent pour parler devant la caméra : revendications sociales, individuelles… Un énorme besoin de parler, d’être écouté, d’être entendu.
Ingénieur informatique de 29 ans, Yassine s’était exilé en Belgique. Dès mai 2010, il organise (avec deux camarades, Aziz Amami et Slim Amamou) une manifestation anticensure qui aura sans aucun doute contribué à leur arrestation en janvier 2011. Face à la répression, il retourne en Belgique afin de continuer à alimenter son blog. Après la chute de Ben Ali, il rentre en Tunisie, où il sillonne le pays afin de recueillir histoires et témoignages. Il a des ambitions politiques et souhaite mettre en place un gratuit comme 20 minutes.

Chiheb ben Nasr
« Chiheb, je l’ai rencontré à Tunis », explique Johann. Négociant en articles ménagers installé à Douz, dans le sud du pays, Chiheb est venu là pour retrouver ses confrères de la blogosphère.
Père de trois enfants, âgé d’une quarantaine d’années, il représente un profil différent de cyberdissident. Vivant aux portes du désert, Chiheb a longtemps animé un blog où il a produit des chroniques sur la culture et l’actualité locale. Censuré à deux reprises, il est très vite passé à Facebook et Twitter. Son téléphone en main en toutes circonstances, « il twitte en permanence », souligne Johann. Il suit quotidiennement les épisodes de la révolution sur les réseaux sociaux qu’il choisit de publier et partager à son tour. Chiheb bénéficie dans sa ville de Douz du soutien logistique d’un ami informaticien, bricoleur de génie, pouvant réparer n’importe quel ordinateur et se procurer tous les logiciels disponibles sur la Toile.

Avec ce quatrième portrait, Johann Rousselot nous présente un personnage atypique, véritable pourvoyeur de l’information qui contribue, à sa manière, à la révolution tunisienne. Il nous montre aussi que le mouvement plonge ses racines dans le pays tout entier et n’est pas limité à un phénomène urbain. Par ailleurs, le travail de fond de blogueurs tels que Chiheb démontre que la révolution a également une histoire et n’a pas été aussi spontanée qu’on pourrait le croire.

Famous Anonymous
Les réseaux sociaux ont participé activement à la « Révolution de jasmin » en canalisant et catalysant la colère de tout un peuple. Ce mouvement a été rendu possible par l’engagement de personnes dont l’identité numérique était affirmée – auxquels les portraits publiés ici rendent hommage –, mais aussi par des personnes anonymes, les Anonymous, qui ont permis aux réseaux de fonctionner. Cette communauté, née en 2003, défend farouchement la liberté d’expression en dégageant les ego et en revendiquant une conscience collective de l’Internet.
Après des attaques ciblées sur le site de la scientologie ou de multinationales, les Anonymous ont participé activement à l’aventure WikiLeaks. En 2010, ils contribuent à la lutte contre la censure de l’Internet dans plusieurs pays, particulièrement en Tunisie. D’une certaine manière : « La Tunisie n’est qu’une pièce du puzzle qui est en train de se mettre en place », conclut Johann Rousselot.
La mise en commun de nombreuses intelligences constitue une force que le régime de Ben Ali a largement sous-estimée. Une force qui inquiète de nombreux gouvernements. Une force où la puissance du collectif s’exprime à plein.

Éric Karsenty et Fabien Vernois

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