Le manque crucial d’eau courante à Cuba est au cœur du travail de la photojournaliste Sanne Derks. Anthropologue devenue journaliste en 2015, cette Hollandaise inscrit pour la première fois son nom au festival Visa pour l’Image. Rencontre.
Diplômée d’un doctorat en anthropologie, Sanne Derks, photographe hollandaise de 40 ans, a réalisé quelques documentaires en tant qu’amatrice. Puis, elle s’est rendue compte, en 2015, que ce qui lui manquait, “c’était le visuel”. C’est alors que la reconversion s’est opérée. “J’ai quitté mon emploi de professeur de psychologie, et j’ai fait un master d’un an en photojournalisme à Barcelone. J’ai commencé en tant que freelance, et j’ai appris en faisant”, explique-t-elle.
C’est la quatrième fois qu’elle se rend à Visa pour l’Image, mais la première en tant qu’exposante. À travers son exposition “Manifiesto del agua”, elle illustre les problèmes liés à l’eau potable à Cuba, une île qu’elle a adorée lors sa première visite en 2005. “À l’époque, je voyais souvent des gens avec des seaux, mais je ne savais pas exactement quel était le problème.”
Elle creuse la question lors d’un photo-reportage en 2017, sa première publication dans la presse internationale. “Il ne s’agissait que de la face visible d’un problème plus profond, alors j’ai voulu enquêter”, ajoute Sanne Derks. En 2019, année où l’accès à l’eau devient un droit humain reconnu par la nouvelle Constitution de l’île, elle retourne à Cuba. Cette fois, elle veut comprendre comment le droit à l’eau potable est mis en application et découvrir la vie quotidienne dans cet état communiste.
“Dans la rue, j’ai pu tout faire”
À cause du régime autoritaire, Sanne Derks n’a pas eu accès aux institutions et aux entreprises. “Mais dans la rue, de manière informelle, j’ai pu tout faire. J’ai pu parler aux travailleurs et aux habitants, même si on m’a dit non de nombreuses fois.” Pour cela, elle indiquait qu’elle était photographe et non pas journaliste. “Les gens ont peur du mot “journaliste””.
Ses clichés mettent en lumière le système D cubain sur la gestion de l’eau : des agents de santé vérifient la qualité face à la prolifération de bactéries, des habitants se fournissent au camion citerne avec des seaux, et des poissons sont utilisés pour éliminer les larves de moustiques dans les citernes. Le système de canalisation vieillissant n’est pas toujours fiable : coupures, fuites ou mauvaise qualité de l’eau sont fréquentes. “Mais je voulais montrer une vision plus nuancée de Cuba. Même s’il y a des limites et des problèmes, les gens s’en sortent, ils trouvent des solutions.”
Un fossé entre habitants et touristes
Parmi les Cubains rencontrés, certains sont même devenus ses amis. “Je ne les aurais jamais rencontrés sans ce reportage”, assure-t-elle. Pas en reste sur la sympathie et la chaleur humaine, la femme photojournaliste qu’est Sanna Derks ne s’est jamais sentie mal à l’aise sur place. “Je pouvais échanger avec des hommes sans remarques déplacées ni peurs. Je montais avec les routiers qui parcouraient la ville en camion-citerne. Je savais que rien n’allait arriver. Les Cubains sont gentlemen”. Un sentiment à l’opposé de son expérience bolivienne, où en réponses à ses sollicitations journalistiques, elle recevait des “t’as de beaux yeux” ou “viens boire un verre”, pour les plus softs.
Pourtant, pour la photojournaliste, Cuba reste “un pays étrange”. Dans un État où les ressources sont communes et partagées, les touristes font classe à part. “En tant que photographe, on a une autre vision qu’en tant que touriste”, assure Sanne Derks. L’exposition met d’ailleurs en avant ce contraste important entre le besoin de confort des touristes et la réalité de la rue, quelques mètres plus loin. La piscine chauffée d’un côté, les habitants qui réparent grossièrement les canalisations de l’autre.
Sanne Derks a normalement prévu une troisième visite à Cuba pour poursuivre son projet “Manifiesto del agua”, qui n’est pas encore terminé à ses yeux. Mais rien n’est encore sûr. “J’aimerais réaliser un livre avec mes photos, mais il me faut l’argent pour le faire, et je dois réfléchir sur ce qu’il sera, s’il sera réalisable.” La photographe apprend toujours sur le terrain, alors si l’ouvrage se réalise, son nouveau challenge sera de s’orienter vers des portraits, du mouvement ou du détail. “Mais je veux être d’abord sûre de ce que je veux transmettre avec ce livre.”
Aubane Lemaire et Jacques Perrot