Pour son photoreportage, Axelle de Russé s’est intéressée à la problématique de la réinsertion. Elle nous a livré son point de vue sur la situation en France : La réinsertion n’est pas du tout prise en compte en France. Même politiquement. Cette année, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) a publié un rapport sur les budgets 2020 consacrés à la prison : il y a 694 millions d’euros alloués pour le mobilier pénitencier contre 89 millions pour la réinsertion. Le rapport montre pourtant que ça coûterait moins cher de faire en sorte que le parcours de réinsertion soit pensé dès l’entrée en prison. Aujourd’hui, la réinsertion se limite à trois permissions de trois jours pour les plus petites peines et cinq jours pour les plus longues pour « renouer les liens familiaux » ou « chercher du travail ».
“Ça ne m’est jamais arrivé, en tant que photographe, d’atteindre une telle intimité… “ Axelle de Russé
En 2017, la photojournaliste Axelle de Russé s’est immiscée dans la prison de Joux-la-Ville (Yonne), aux côtés de femmes détenues. Après leur sortie, elle en a suivi quatre sur le difficile chemin de la réinsertion. Un projet, toujours en cours, exposé au festival Visa pour l’Image à Perpignan.
Qu’est-ce qui vous a menée dans cette prison de Joux-la-Ville, où commence ce reportage ?
L’univers carcéral m’obsède depuis longtemps. J’ai fait quelques projets sur la privation de liberté dans une prison pour femmes au Venezuela et au Pérou, et quelques reportages en France, mais dans des cadres très stricts, où les personnes ne devaient pas être reconnaissables.
Un jour par hasard, une de mes très bonnes amies a écrit le scénario d’un film, qui se déroule en prison et dont les détenues sont les comédiennes. Elle m’a fait intégrer l’équipe du tournage pour faire des photos sur les coulisses. J’ai sauté sur l’occasion.
Pendant les deux semaines passées dans la prison, on a beaucoup discuté avec le groupe de onze filles qui jouaient dans le film. Elles m’ont vraiment touchée par leur fragilité, leur sensibilité et leur désespoir. Elles étaient toutes en fin de peine, avec une envie de liberté, mais aussi une peur panique de la sortie. Quand vous n’avez pas vu votre famille depuis longtemps, quand vos enfants ont été placés et que vous étiez déjà désociabilisée avant d’entrer en prison, l’idée de sortir c’est comme un énorme mur. Je leur ai proposé de rester en contact et de se voir dehors. L’une d’elle m’a appelée la veille de sa sortie pour me proposer de venir la voir le lendemain. Ça a commencé là.
Comment avez-vous réussi à atteindre ce niveau d’intimité avec elles ?
On s’est rencontrées dans un cadre qui leur a donné confiance. La prison leur fait perdre totalement leur estime d’elles-mêmes, et le film est arrivé comme quelque chose de positif. Je pense que si j’avais contacté une association en disant « je voudrais suivre des femmes à leur sortie de prison », ça ne se serait pas passé du tout de la même manière. On a vécu des moments intenses, presque d’amitié dans cette prison. En sortant, la relation était déjà établie. Sinon ça n’aurait pas marché.
Une fois dehors, comment vous êtes-vous positionnée par rapport à elles, pour montrer leur réalité sans tomber dans le misérabilisme ?
On s’est vues une fois par mois, pendant deux ans. J’allais à Verdun et à Troyes pour voir Magalie et Adeline. J’ai revu Rahmouna plus tard, quand elle m’a contactée. À chacune de mes visites, je restais un jour ou deux. Pas trop longtemps pour ne pas prendre trop de place, mais assez pour me rendre compte de leur quotidien. Finalement, j’ai pris très peu de photos. Quand on part en reportage habituellement, on a déjà des séquences en tête, tout est très organisé. Là, je me suis retrouvée à vivre avec elles. Je dormais chez elles, on passait deux jours ensemble comme des copines. On se lève, on se douche, on va faire des courses. Je n’étais pas dans une logique de productivité. Pour moi, c’était quelque chose de très inattendu. Je faisais des photos comme quand tu es en famille, et qu’il se passe un moment sympa que tu as envie de garder.
Vous vous voyez toujours aujourd’hui ?
Oui ! En ce moment, j’envoie des photos à Adeline toute la journée. Denis Brogniart a visité l’expo ce matin, je lui ai envoyé une photo de lui, devant son portrait à elle. Elle va être déçue de l’avoir raté. Elle vient à Perpignan dans deux semaines, avec Magalie et Rahmouna, pour faire visiter l’exposition avec moi à des scolaires.
Vous pensez que ce projet et ses retombées peuvent les aider à reprendre confiance en elles ?
J’aimerais. Mais ça dépend beaucoup des parcours. Par exemple, Adeline est dans un vrai processus de réinsertion : elle a un logement, un compagnon qui travaille, une situation stable depuis un an. On s’appelle très souvent, on se voit beaucoup. Je pense que ça lui fait du bien. C’est plus dur pour Magalie et Rahmouna. Je ne suis pas sûre que ce projet aide vraiment Rahmouna à reprendre confiance en elle. Elle n’aime pas être photographiée. Elles ont quand même envie que ça n’arrive pas aux autres et que ce projet serve à quelque chose, peut-être à faire de la prévention.
Avez-vous, d’une manière ou d’une autre, gardé un lien pendant le confinement ?
On s’appelait. Pas beaucoup, mais on s’appelait. Evidemment, elles étaient toutes confinées et quand je leur demandais comment ça allait, elles me répondaient : « Très bien ! On a passé quatre ans, dix ans enfermées, on était dans des cellules de 3m². Là, on a des espaces plus grands, on peut quand même sortir. Pour nous, c’est le bonheur ce confinement ! »
Est-ce un projet que vous souhaitez poursuivre ?
Je continue, oui. Une cinquième femme est sortie de prison le 10 mars, six jours avant le confinement. Je la rencontre la semaine prochaine, on n’a pas réussi à se voir avant.
Ça ne m’est jamais arrivé, en tant que photographe, d’atteindre une telle intimité… Je ne sais pas du tout comment l’expliquer. J’ai envie de voir ce qu’elles vont devenir, de grandir avec elles, de les voir évoluer, de voir grandir la petite d’Adeline. Elles font partie de ma vie. Je pense à elles et à ce qu’on va faire tous les jours et ce, depuis à peu près trois ans.
Quand on m’a annoncé que j’étais retenue pour l’exposition, je me suis dit : « Mais je n’ai pas terminé ! » Et je ne sais pas quand je vais finir. Je veux absolument que l’expo tourne pour vraiment sensibiliser les gens. Je pense même à écrire un livre.
Pourquoi avoir choisi le noir et blanc ?
Au départ, les photos étaient en couleurs et ça ne fonctionnait pas du tout. J’ai rencontré un éditeur photos du Figaro Magazine, Cyril Drouhet, et il m’a dit : « Pourquoi tu n’essayes pas en noir et blanc ? » Une grande première pour moi de travailler en dichotomie. Bizarrement, avec le noir et blanc, il y a des photos où on ne sait pas si les filles sont à l’intérieur ou à l’extérieur. Même quand elles sortent de prison, elles restent beaucoup chez elles, donc je trouvais que le fait de ne pas savoir si elles étaient dedans ou dehors apportait un plus au sujet. On pourrait se demander : « Oui, elles ont été libérées, mais est-ce qu’elles sont vraiment libres finalement ? »
Nelly Didelot et Léa Le Breton
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