À la villa Sauber, les photographies de Mauro Restiffe restituent l’esprit des lieux de Santo Sospir, la villa que Jean Cocteau habita et décora à Saint-Jean-Cap-Ferrat, entre 1950 et 1962.
Lorsqu’il entre pour la première fois à Santo Sospir, au printemps 1950, Jean Cocteau est âgé de soixante ans. Érigée à Saint-Jean Cap-Ferrat et dominant la rade de Villefranche-sur-Mer, la villa représente pour lui un havre de paix qui lui rappelle ses jeunes années, celles du début des années 1920 passées sur la Côte d’Azur au sein de l’hôtel Welcome situé non loin. Invité par son amie Francine Weisweiller à y séjourner l’espace de quelques journées, il s’y installera cependant plusieurs années – douze ans exactement – imprimant alors sa marque sur les murs blancs : il entreprend en effet de « tatouer » les cimaises immaculées, traçant ainsi un décor linéaire, semblable à une ligne d’horizon et qui, pris entre dessin et écriture, se développe à travers toutes les pièces. Puisant aux sources d’un répertoire éminemment mythologique, l’artiste élabore alors un programme iconographique puissamment érotique, placé sous le signe du rêve et de la métamorphose : figures de marins, licornes et de fleurs de pavot confèrent à la villa comme un souffle nouveau. À rebours d’une œuvre d’art totale, Cocteau conçoit son intervention comme un processus d’accumulation, réunissant ainsi les nombreux éléments hétérogènes au sein d’une œuvre hybride.
En 2018, Mauro Restiffe (né en 1970 à São José do Rio Pardo, Brésil) est invité à la villa Santo Sospir, avant sa fermeture pour restauration. Séjournant seul dans la maison conservée intacte depuis la mort de Cocteau, Restiffe produit une série de photographies qui s’inscrivent dans le prolongement de ses propres recherches portant sur l’architecture, la mémoire et l’intime. Procédant exclusivement de techniques analogiques, ses images témoignent alors d’un dialogue constant entre l’homme et son environnement, soit de tout un faisceau de liens ténus au fondement même du Genius Loci. Par les moyens propres à la photographie, Restiffe ausculte le génie des lieux et en extirpe du visible toute la singulière phénoménologie. Présentée vidée de toute présence humaine, comme en proie à un abandon provisoire, Santo Sospir s’appréhende en effet par toute une série de traces irréductibles, car c’est véritablement l’identité de Cocteau qui fait ressurgir l’image fantasmée la villa, laissant ainsi libre cours à une force rétrograde qui déréalise l’architecture et lui confère une splendeur crépusculaire. La part hantée de Cocteau, tout comme son empreinte, accapare alors la totalité de l’espace tangible offert par l’image, laquelle s’anime néanmoins d’une vie propre.
Dans l’élaboration de ses images, Restiffe calque en effet sa mise en scène sur la scénographie du lieu, redoublant ainsi l’architecture de sa propre construction visuelle. Le photographe utilise en effet cette dernière comme point d’appui pour structurer l’espace de ses photographies : telle fenêtre ou tel encadrement de porte détermine son point de vue et son placement et permet de redoubler l’attention en direction d’éléments significatifs prenant place dans le mobilier environnant. Confronté à la puissance des décors, Restiffe n’hésite pas à souligner la vie propre des objets et des murs tatoués, instruisant par la même occasion des images théâtralisées. Santo Sospir a en effet su conserver toute sa teneur surannée et l’image paraît alors hantée, habitée par un passé qui anime murs et mobilier. Vases anciens et guéridons de la plus belle facture participent ainsi au décor raffiné et hors temps de la scène : pris en contre-jour devant une baie vitrée traversée par les rayons du soleil, ils témoignent véritablement d’une subtilité dans le rendu de la lumière. Les épreuves se font crépusculaires ou bien cendrées, et bien qu’elle ne soit pas expressément représentée, l’ombre de Cocteau plane, volatile et aérienne, dans toute sa présence fantomale. Le regard s’exerce ainsi, dans une sensibilité toute cinématographique, à passer des vues frontales à une focalisation précise sur des points de détails. Santo Sospir laisse ainsi libre cours à l’infiltration d’une absence où l’ineffable et la poétique du silence, qui par leur réunion nourrissent de concert une idée “d’atmosphère”, sont requis afin de tendre vers un au-delà de la représentation. Car le photographe ne cesse de palper l’absence de l’artiste qui a donné chair à ce paysage domestique, lequel porte l’empreinte des évènements privés. Par extension, il devient métaphore de l’individu, réceptacle de sa mémoire consciente et inconsciente et en conférant ainsi une place de choix à l’invisible et à l’insaisissable, Restiffe délaisse le principe matériel du regard pour les contrées plus mystérieuses de la vision. Énigmatiques, ces images paraissent plus rêvées que réelles. La double nature de la Villa Santo Sospir, à la fois tangible et mémorielle, est ainsi revisitée.
Orchestrée par Célia Bernasconi, conservatrice au Nouveau Musée National de Monaco et spécialiste de l’œuvre de Cocteau, l’accrochage de la villa Sauber prend ainsi la forme d’une véritable déambulation, riche en métaphores et significations. Tout inspiré par la dimension éminemment transgressive d’une œuvre protéiforme, il propose ainsi un dialogue silencieux entre les images de Restiffe et une sélection de dessins, peintures, tapisseries et films du poète dont l’œuvre est gouvernée par une réminiscence de mythes antiques, au premier rang desquels apparaissent Hypnos et Thanatos, figure du sommeil et figure de la mort. Ces frères jumeaux ne sont autres que les fils de Nyx, soit littéralement la nuit, laquelle forme l’espace privilégié de l’artiste. Le sommeil, le rêve et le plaisir forment alors une trinité qui semble régir l’ensemble des images de Restiffe, les teintant par la même occasion d’un parfum d’onirisme et d’étrangeté. Bien plus, l’espace s’ordonne parfois comme un véritable psychogramme, propre à révéler les rêves de ses habitants passés.
Parmi les œuvres exposées, nombreuses sont les représentations de fumeurs d’opium qui, pris dans
un sommeil artificiel, se retrouvent immergés dans des profondeurs véritablement narcotiques, toutes nécessaires à une suspension vécu comme une véritable extraction de l’espace et du temps. De manière similaire, les tirages de Restiffe estompent les repères temporels et révèlent ainsi en filigrane les traces d’une présence fantomatique, revisitant l’un des thèmes de prédilection du poète, disparu en 1963.
Maud de la Forterie
Santo Sospir – Mauro Restiffe
Commissariat : Célia Bernasconi
13 juin au 15 octobre 2023
Villa Sauber
17 Av. Princesse Grace
98000 Monaco
www.nmnm.mc
