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Vera Michalski– par Christian Caujolle

Depuis plus de cinquante ans, Robert Delpire s’est imposé comme l’un des plus importants concepteurs et éditeurs de livres illustrés. Et il a été le premier, au sein de cette catégorie longtemps dominée par les albums consacrés à la peinture, à donner une place importante, puis prédominante, à la photographie. Il était encore étudiant en médecine, un domaine pour lequel il n’éprouve aucune tendresse particulière, lorsqu’il fit de Neuf cette publication dont certains numéros, comme celui qu’il consacra à Brassaï, sont aujourd’hui recherchés et collectionnés. Mais il en est de même des Américains de Robert Fanck qu’il publia alors que l’on n’en voulait pas Outre-Atlantique, des titres de Klein, Doisneau, George Rodgers, des Allemands de René Burri, des livres de Inge Morath ou Werner Bischof, pour n’en citer que quelques uns. On mettra tout naturellement à part Henri Cartier-Bresson, dont il devint très vite l’unique metteur en forme des publications, Josef Koudelka qu’il publia dès son arrivée en France et Sarah Moon, compagne d’une vie entière. On ne saurait oublier, du point de vue éditorial puisque c’est ce qui nous occupe, la création et le développement de la collection « Photo Poche » qui a tant fait pour la connaissance et la démocratisation de la culture photographique.

A une époque où les libraires souffrent, où les maisons d’édition sont de plus en plus fréquemment rachetées et intégrées à des groupes, Delpire reste indépendant et connaît, naturellement, des difficultés de trésorerie depuis un certain temps. Situation pénible, angoissante, d’autant plus que l’octogénaire continue à déborder de projets, et non des moindres.

Après bien des tractations, des presque accords avortés, voici qu’une solution vient d’être trouvée. Vera Michalski-Hoffmann a décidé de s’impliquer dans l’avenir des éditions Delpire et, pour tout dire, de pérenniser une aventure dont la dimension historique est maintenant attestée et qui a été célébrée aussi bien aux Rencontres d’Arles qu’à la MEP à Paris et, plus récemment, par une série d’expositions à New York.

Dans son bureau de la rue des Cannettes à Paris, la nouvelle partenaire, débordée par des obligations liées à une succession de salons du livre et de manifestations littéraires, passionnément occupée par la construction et la mise en route de la Fondation Jan Michalski pour l’écriture et la littérature qui occupera la Maison de la l’Ecriture à Montricher, en Suisse, parle sereinement, et avec bonheur, de cette nouvelle aventure, qui en prolonge d’autres.

Vera Michalski : Il faut préciser que, si je suis et reste Présidente du groupe d’édition Libella, c’est à titre personnel que je m’implique dans les éditions Delpire. Libella est un groupe qui comprend les éditions Buchet Chastel, Phébus, Libretto, Les Cahiers Dessinés, Le temps Apprivoisé et les éditions Noir sur Blanc qui fêtent actuellement leurs vingt cinq ans. Nous publions environ trois cent titres par an, essentiellement de la littérature, des essais, des textes en relation à l’histoire ou à la musique, en France et en Pologne où Noir sur Blanc est rattaché au groupe et où je suis impliquée dans les éditions Wydawnictwo Literackie. Nous publions relativement peu de photographie, mais quelques titres tout de même, dont un livre consacré à l’Egypte : Sûra de Franck Berzieri, qui va paraître prochainement chez Phébus. Je m’intéresse personnellement à la photographie et c’est pour cela que j’ai permis l’existence des éditions Photosynthèses qui ont publié le gros ouvrage sur L’esthétique du Photomaton, Derrière le rideau ou les textes complets de Walter Benjamin sur la photographie. Mais pas plus que Photosynthèses, et contrairement à ce qui a pu être écrit, les éditions Delpire ne deviennent pas une maison du groupe Libella.

Christian Caujolle: Pourquoi avez-vous décidé de vous impliquer dans la maison Delpire ?
Vera Michalski: Par goût, par respect pour l’excellence et l’exigence du travail éditorial réalisé depuis si longtemps par Robert Delpire et pour lui permettre de continuer. Il est évidemment qu’une maison d’édition a besoin de trésorerie pour pouvoir mener à bien et fabriquer des livres dont la production est onéreuse, il y a besoin d’argent pour pouvoir réimprimer des titres qui sont épuisés et dont on peut considérer qu’ils peuvent continuer à avoir une vie en librairie. J’ai décidé de venir en renfort, pour pérenniser la maison et qu’elle reste vivante.

CC: Avez-vous l’intention de modifier la structure, l’équipe, la diffusion ? De réaliser des économies d’échelle ?
VM: Les choses sont extrêmement claires. Robert Delpire est et reste le responsable éditorial de la maison, les bureaux restent rue de l’Abbaye, à Saint-Germain-des-Près, l’équipe en place continue à travailler avec Bob, la seule chose que je puisse espérer est qu’il faille l’augmenter parce que les choses vont très bien… et la diffusion reste chez Actes Sud. Il n’y a donc pas d’OPA, pas d’ogre qui avale Delpire, mais au contraire un engagement pour que les choses soient moins difficiles et restent dans un état d’esprit de qualité et de création qui a fait que la maison est ce qu’elle est.

CC: Vous avez certainement discuté de projets à venir…
VM: Oui, ce sont des projets qu’avait Robert Delpire. Nous sommes d’accord sur le fait qu’il faut développer la collection Poche Illustrateurs, qui est remarquable et qui n’a pas encore trouvé le public qu’elle mérite, dans la collection Dixit, les textes de photographes, un Marc Riboud vient de sortir, constitué d’entretiens avec Bertrand Eveno, nous préparons un William Klein et sommes bien avancés dans les discussions avec Agnès Varda, le projet de republication remaniée de Exils de Josef Koudelka avance et il y aura, dans la grande collection Maestro un Man Ray de référence, le Man Ray de Robert Delpire. Mais nous réfléchissons aussi à des republications, qui ne seront sans doute pas toutes possibles, pour des questions de droits entre autres. Mais c’est toujours bien de rêver. Et je suis très proche de la sensibilité de Bob pour tout ce qui touche à la nature, aux plantes, aux oiseaux, aux animaux. Il a été le premier à réaliser des livres illustrés tout à fait exceptionnel dans le domaine, avec sa vision encyclopédique.

CC: Comment se passent les choses, comment se prennent les décisions, envisagez-vous de réunir toutes les activités de publication de photographie au sein d’une même maison ?
VM: Attendez, nous venons à peine de conclure et même si nous nous connaissons et nous estimons, nous apprenons à travailler ensemble. Nous avons décidé de ne rien bouleverser, chacun va prendre ses marques, s’apprivoiser. Dans un vrai esprit de respect et c’est cela l’essentiel. Ensuite, nous réfléchirons certainement à des tas de choses. Aujourd’hui il y a des projets et des moyens pour les réaliser. D’autres vont naître. C’est ce qui est enthousiasmant.

CC: Dans un contexte de crise, dans un moment vraiment difficile pour la librairie, n’avez-vous pas l’impression qu’il y a beaucoup de livres de photographie qui sont publiés, et pensez-vous qu’ils aient un sens au moment où le numérique et l’édition numérique se développent ?
VM: Oui, il y a certainement beaucoup de livres de photographie aujourd’hui. Mais certains me semblent moins intéressants que d’autres et je pense que ce n’est pas très différent de ce qui se passe dans le domaine des romans de rentrée avec des titres qui obéissent aussi davantage à des logiques économiques de volume qu’à des critères éditoriaux rigoureux. On sait bien qu’il y a des titres qui servent à faire tourner la machine, à payer les imprimeurs, à assurer de la trésorerie avec les offices. Je pense que, avec le numérique, certains domaines, comme les guides, certains livres de cuisine, des ouvrages pratiques sont certainement en danger sous leur forme papier. Mais le livre photo, tel que je le conçois, tel que Robert Delpire l’a toujours conçu, est un objet. Avec sa main, son papier, sa sensualité, ses subtilités d’impression. Cela est irremplaçable même si c’est aussi cela qui en fait des objets chers à produire. Et je pense qu’il y aura toujours des amoureux de ces objets, de la photographie sous cette forme.

Dehors le soleil d’automne brille, clair, même si le fond de l’air est devenu soudainement frais. Saint-Germain-des-Près resplendit. Il y a un après et c’est déjà maintenant.

Christian Caujolle

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