Basé à Philadelphie, Shawn Theodore roule sa bosse de photographe des rues depuis 2008. Se taillant rapidement une belle réputation, il rejoint les sphères du mouvement BAM (Black Aesthetics Movement, mouvement artistique noir) et se mesure aux esprits de philosophes, spiritualistes, penseurs et contestataires, du photographe Frederick Douglass à son mentor, Jamel Shabazz. Shawn Theodore est un artiste aux multiples talents – photographie, vidéo et collage. Son travail puise loin dans l’éphémère de la culture noire ainsi que son conscient collectif. Critique, il se montre également plein d’espoir et offre de nouvelles trajectoires, tout en explorant les identités fragmentées des communautés afro-américaines et de la diaspora africaine.
Vous indiquez que le photographe Jamel Shabazz a largement influencé votre plongée dans la photographie de rue et en effet, il a émis de très belles critiques à votre égard en 2016. Quelle est votre relation à la photographie ? Comment décririez-vous l’impact de Shabazz et de ses techniques sur votre approche ?
Jamel Shabazz sera toujours mon premier mentor, mais les choses sont plus complexes que cela. Lorsque j’évoque notre lien, les gens disent souvent qu’ils nous imaginent tous deux en train de parler, et notamment de notre art. En réalité, même s’il m’est arrivé de lui demander des conseils en matière de photographie, l’appareil photo et les connaissances techniques n’ont jamais été au centre de nos conversations. Cela dit, il y a environ huit ans, j’étais avec lui et je regardais son portfolio, qui ne le quittait jamais. Je tournais les pages les unes après les autres et il connaissait l’histoire de chacun des sujets. Il se souvenait de chaque nom, chaque lieu. Il ne s’agissait pas pour lui d’appareil, de pellicule ou d’objectif. Sa passion était toute entière pour les êtres humains. C’est cela, que mon mentor m’a transmis.
Votre approche consiste à aller dans la rue et demander aux gens s’ils acceptent d’être photographiés. Vous dites que vous aimez « désarmer avec amour ». Que retirez-vous de votre expérience avec ces personnages de la vie de tous les jours ?
C’est au cœur de ce que mon mentor m’a enseigné : aborder les gens avec amour. Cela paraît tout simple à dire, mais quand on est dans la rue, l’appareil peut être soit un mur, soit une porte. Tout le monde n’est pas réceptif à l’idée de se faire photographier par un inconnu. Il faut une bonne dose d’instinct pour ressentir la perception de l’autre. On le voit à son langage corporel, à certains indices dans sa manière de parler. On doit savoir lire son sourire. Il faut du temps pour déterminer quand et comment prendre le portrait de quelqu’un qu’on ne connaît pas.
Ce qu’il faut garder en tête, c’est qu’une fois qu’on a ce portrait, on détient le moment de la rencontre avec cette personne, et que ce premier instant, on peut le partager avec le reste du monde. Cela crée un lien particulier. Je n’ai pas beaucoup de clichés de mon premier face-à-face avec mes amis proches, mais j’ai une collection de plus en plus importante de mes rencontres avec des milliers de personnes. Pour certaines, je sais que je les reverrai, et pour d’autres, cela n’arrivera plus jamais. Ces instants vous affectent profondément, sur un plan émotionnel. On devient consciencieux, respectueux… Pour être plus précis, on acquiert de l’empathie. Parmi les personnes que j’ai photographiées dans la rue, un grand nombre sont devenues avec le temps des amis très proches.
Pour l’un de vos derniers projets, Future Antebellum, vous historicisez le présent de façon tout à fait fascinante, en offrant une trajectoire possible pour l’Amérique noire et la conscience collective noire, un chemin qui décrit une sorte « d’apostasie noire ». Ainsi que l’évoque ce titre, le pays est au bord d’une seconde guerre de Sécession. Quels sont les raisonnements et les motivations qui vous ont mené à imaginer ce projet ?
J’ai commencé à exploiter le fruit de mes recherches pour composer des scènes photographiques en avril 2017. Ce qui m’a incité à réaliser cet ensemble, c’est la masse considérable d’interprétations exagérément optimistes de la culture contemporaine noire, vue à travers le prisme étroit de l’afro-futurisme. Ce n’est pas que je déconsidère ce mouvement. Mais dans le contexte de cette philosophie, la communauté noire, dans sa grande majorité, n’est pas en train de générer suffisamment de dialogue et de réflexion et surtout, elle ne se montre pas assez critique, ce qui est pourtant sain.
Ma série Black Apostasy nécessitait un pendant. J’ai choisi deux des hashtags les plus populaires sur les réseaux sociaux noirs ; « black boy joy », qui déstructure les concepts de l’hypervirilité, tout en infantilisant le bonheur de l’Afro-américain adulte. De même, le hashtag « black girl magic » pivote sur le mot « girl », employé par les femmes noires en tant que terme unifiant et lourd de codes. Et pourtant, l’expression valorise souvent faussement tout ce qui porte l’étiquette « noire et féministe ». J’ai pris en compte les extrêmes tels que l’hypervirilité et l’hyperféminité pour conceptualiser les traits de personnalité, les comportements domestiques, les occupations et les apparences physiques de la communauté, posant ces idées comme principes absolus pour encadrer mon processus.
Dans votre travail et surtout les séries The Avenues et Church of Broken Pieces, vous utilisez la couleur de façon éclatante, comme pour refléter un genre de psychologie incrustée à la fois dans le décor et le sujet. Vous vous efforcez manifestement de vous dégager des stéréotypes et du « pauvrisme » que les couches plus âgées de la communauté ont développés dans le sillage de la gentrification de villes comme Philadelphie et Brooklyn. Ce faisant, vous ouvrez le champ de la conversation sur le rôle du photographe et celui d’autres personnages dans la construction de l’imagerie noire. Pourriez-vous nous en dire plus sur votre démarche de photographe, à l’ère des #hashtags ?
Les hashtags ont leur importance, mais ce qui doit se trouver au cœur du travail, c’est l’humanité, la morale, l’éthique. La personnalité qui m’inspire lorsque je crée ou que je capture l’instant, c’est Frederick Douglass. L’ouvrage Picturing Frederick Douglass: An Illustrated Biography of the Nineteenth Century’s Most Photographed American [Frederick Douglass en images : bibliographie illustrée de l’Américain le plus photographié du xixe siècle] met en lumière ses convictions sur l’importance de la photographie. Il a soutenu très tôt cette technologie, dont il est devenu un spécialiste, étudiant son impact social et son pouvoir. Il a posé pour des centaines de portraits différents. Il fut l’un des premiers à considérer l’image comme un outil de relations publiques, et il était convaincu qu’il pouvait représenter la dignité de son ethnie, en inspirer d’autres, et étendre le vocabulaire visuel de la culture de masse. Pour moi, la représentation de la dignité engendre la dignité et c’est un concept très puissant. Je ne suis pas en train de recommander de fermer les yeux sur les maux de ce monde, mais pour la plupart, est-ce que les photographies qui font dans le « pauvrisme » apportent quoique ce soit de positif ? Est-ce qu’elles amènent le moindre changement social ? Je crois que les gens tournent les pages quand ils voient ces images, et qu’ils y restent indifférents. Je voudrais que mon travail ait un impact positif sur les gens.
Que représente le concept de la « soul » pour les générations les plus âgées ? De quelle façon change-t-il, et quel sera l’impact de cette évolution sur les générations les plus jeunes ?
C’est un concept qui aura toujours les mêmes racines – dans le son, l’image, les saveurs, les sensations. Pour moi, ce qui change, c’est ce que les jeunes y ajoutent, consciemment ou non. Ce qu’ils appellent la « wave » [la vague], c’est simplement le pouls, le battement de cœur de notre conscience collective, qui nous maintient dans le « groove ». « Soul » et « wave », l’un ne va pas sans l’autre. Obtenir des plus âgés qu’ils laissent la place à la « wave » est une lutte qui définit les transformations de la culture. Il s’agit d’évolutions, et non pas de ruptures. Pour moi, ces liens sont plus forts que jamais. En des temps troubles, ce qui nous reste, c’est la « soul ». Et pour moi, la « soul » est presque un lieu, un espace plus qu’autre chose.
Interview par Scarlett Davis
Scarlett Davis est journaliste spécialiste de l’art. Shawn Theodore a étudié à la Tyler School of Art. Il est diplômé de la Temple University et détient BA en journalisme, relations publiques et publicité.