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Une histoire photographique de la bourse de commerce

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La revue est superbe. Elle s’appelle Pinault Collection. Elle est semestrielle. Dans son dernier numéro : ce formidable sujet sur la Bourse du Commerce à Paris réalisé par Anne de Mondenard.

Les intentions et points de vue des photographes sont d’une grande richesse : ils font de la ville un motif central ou juste un décor, suivent leurs obsessions ou répondent à une commande, s’intéressent à l’architecture ou à l’espace urbain, à l’habitat ou aux commerces, aux habitants bien sûr qui l’animent. Les plus anciennes photographies de la Bourse de Commerce datent du Second Empire, les plus récentes ont été
prises après la Seconde Guerre mondiale, soit un champ historique d’une centaine d’années, durant lesquelles le bâtiment rond, la rue qui en fait le tour et plus largement le tissu urbain dans lequel il s’inscrit, ont été profondément transformés. Il faut avoir ce contexte en tête pour apprécier les regards des photographes, qu’ils soient célèbres, méconnus ou anonymes, depuis Charles Marville (1813-1879) jusqu’à Roger Henrard (1900-1975), en passant par Eugène Atget (1857-1927), Henri Godefroy (1837-1913) et Pierre Emonts (ou P. Emonds, 1831-après 1912).

Partons des images que Charles Marville, réputé notamment pour son travail sur Paris et ses bouleversements, réalise entre 1865 et 1868. Lorsque le photographe inscrit la Halle au Blé dans son champ de vision, il répond à une commande du service municipal du Plan. Il ne cherche pas vraiment à photographier le bâtiment circulaire élevé par Nicolas Le Camus de Mézières, mais les six rues qui y convergent dans un dessin en étoile et débouchent toutes dans la rue de Viarmes qui encercle la Halle. Cette série prise autour de la Halle au Blé est remarquable par son systématisme (la série est un signe de la modernité) et par le fait que le bâtiment qui la motive et qui la soude est à peine visible au fond.

Plus largement, l’ambition de Marville est de montrer aux générations futures la topographie de la capitale avant les transformations haussmanniennes, visant à créer de grands axes de circulation ponctuées
de bâtiments emblématiques. Le destin des rues est donc plus menacé que celui de la Halle. La percée de la rue du Louvre d’un côté, et l’emprise toujours plus étendue des halles de Baltard de l’autre, lui donneront de l’air tout en ayant raison du tissu urbain. Jacques Hillairet, auteur du Dictionnaire historique des rues de Paris, décrit d’ailleurs ces rues comme « assez mal famées ». Citons-les : Sauval, de Vannes (supprimée en 1934), Oblin, de la Sartine (supprimée en 1888), Mercier, et Babille (supprimée en 1886). En posant son appareil dans l’axe de chacune des six rues en étoile, Marville montre autant de fragments (ou de tranches) de la Halle qui les ferme. Il réalise aussi quelques contre-champs dans les rues Babille, Oblin et Sauval. Dans la courbe de la rue de Viarmes, il s’intéresse autant à la ligne incurvée des immeubles qui la bordent qu’à celle convexe de la Halle sans pour autant en montrer une partie bien significative.

Au-delà du dessin des rues, des pavés et des façades d’habitations, Marville montre aussi tout ce qui témoigne de l’activité du quartier : des charrettes, des objets accrochés aux devantures des boutiques, comme les empilements de sacs que l’on distingue derrière les arcades de la Halle. Les figures humaines sont rares.

À regarder ses images, nous comprenons que le tissu urbain est si dense que le piéton ne peut avoir une vue d’ensemble de la Halle au Blé. Et encore moins de sa coupole, à moins de prendre de la hauteur en grimpant dans un bâtiment proche.

Ce point de vue en hauteur est celui adopté par Henri Godefroy en 1885, soit au moment où la Halle au Blé, fermée depuis 1874, subit les premiers travaux pour devenir Bourse de Commerce. Sans que l’on sache s’il répond à une commande, Henri Godefroy monte sur la flèche de l’église Saint-Eustache, à quelques dizaines de mètres du bâtiment, ce qui lui permet non pas de le décrire complètement mais de trouver la vue la plus complète possible du site. En plongeant dans l’axe de la rue Oblin, il parvient à montrer à la fois la coupole et la façon dont les ruelles du 1er arrondissement s’organisent autour de la Halle et l’étouffent. Une lecture attentive de l’image montre que des travaux ont commencé — la couverture de la coupole est en cours de démontage.

D’autres photographes, méconnus, témoignent de la transformation du bâtiment. Une transformation qui passe par des destructions. L’architecte Henri Blondel conserve une ligne d’arcades en pierre sur les deux existantes et donc la forme circulaire du bâtiment qu’il désosse complètement et creuse profondément au centre. Au-dessus, il conserve aussi la structure en fonte de la coupole mais la met à nue le temps des travaux. La coupole opaque, qui se dressait dans l’axe des six rues de Marville, et qui en un sens les obstruait, apparaît progressivement transparente.

Une image anonyme prise depuis la rue Oblin montre des passants qui se massent de chaque côté du trottoir pour regarder l’appareil, pour se présenter à nous comme les témoins privilégiés du grand spectacle qui se joue derrière eux : la Halle a perdu la couverture de sa coupole. Une photographie prise cette fois à l’intérieur du bâtiment semble saisir le moment le plus intense de la destruction, avec ses déblais encore à évacuer, ce qui rapproche le site d’une ruine et en même temps permet d’en comprendre l’organisation. Tous ceux qui travaillent sur le chantier — ouvriers, contremaîtres, géomètres et architectes — se sont figés pour fixer l’objectif à un moment qui permet, paradoxalement, de rendre pleinement visible la double rangée d’arcades de l’ancienne Halle au Blé. Même chose pour la coupole, dont Emonts révèle partiellement la structure en fonte depuis la rue des Deux-Écus, le 5 août 1887, puis toute son ampleur, en se positionnant au sein-même du chantier, le 22 août.

Au début du XXe siècle, alors que le bâtiment est devenu Bourse de Commerce depuis 1889, c’est à nouveau la topographie fragile et mouvante du quartier qui intéresse les photographes. Eugène Atget, le grand témoin du vieux Paris et de sa transformation en ville moderne, lui-même père de la modernité photographique, se rend rue Sauval, comme Marville quarante ans plus tôt, non pour enregistrer le bâtiment, encore moins sa façade principale qui donne sur la rue du Louvre, mais pour représenter une rue ancienne qui n’a pas été complètement détruite et en saisir l’esprit. Chez Atget, la Bourse est fragmentaire, en bout de rue, comme l’était la Halle au Blé dans les images de Marville.

Depuis la flèche de Saint-Eustache, Henri Godefroy réalise quant à lui, à la demande de la Commission du Vieux Paris, une reconduction de sa prise de vue de 1885 afin de montrer comment le quartier des Halles a été remodelé en l’espace de trente ans. Aéré surtout.

Le résultat de ce réaménagement est pleinement lisible dans une vue aérienne de Roger Henrard en 1949, le bâtiment circulaire de la Bourse trônant seul au sein d’un carré de bâtisses ouvert sur trois rues, entre la rue du Louvre d’un côté et le quartier des Halles de l’autre. Aéré donc, mais pas complètement ouvert sur la rue du Louvre et fermé par les pavillons Baltard achevés entre 1935 et 1948. En regardant cette image d’Henrard, on ne peut s’empêcher de penser à une autre transformation qui s’annonce, celle de la destruction des Halles, à partir de 1971, qui, au-delà des polémiques qu’elle a fait naître, offrira à l’arrière du bâtiment un peu plus de visibilité et de champ, donnant à la Bourse de Commerce l’aspect qu’on lui connaît aujourd’hui.

 

Article publié dans le onzième numéro de la revue Pinault Collection, octobre 2018 – mars 2019
www.revuepinaultcollection.com

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