La photographie a fait couler beaucoup d’encre, depuis l’annonce de son invention, en 1839, jusqu’aux développements les plus récents des techniques numériques. Une histoire de cette activité critique restait à écrire et une question à être posée : comment la critique photographique se distingue-t-elle de la critique d’art ? De Charles Baudelaire à Roland Barthes, Walter Benjamin à Susan Sontag, d’Hervé Guibert à Georges Didi-Huberman, ce livre propose un parcours à travers les débats et questionnements multiples, suscités par ce moyen d’expression et de représentation qui ne cesse d’évoluer et d’interroger la réalité.
« Tous les arts vivent de paroles. Toute œuvre exige qu’on lui réponde et une littérature écrite ou non, immédiate ou méditée est indivisible de ce qui pousse l’homme à produire. » – Paul Valéry, Discours sur le centenaire de la photographie, 1939.
L’objet de ce livre est de cerner dans l’histoire du médium, depuis ses origines et jusqu’aux périodes modernes et contemporaines, la spécificité de la critique photographique. Entreprise rendue difficile par la multiplicité des écrits sur l’image ainsi que des disciplines et champs de savoir d’où viennent les auteurs. Il peut s’agir de la philosophie mais aussi de diverses sciences humaines dont la sociologie, l’anthropologie, la psychanalyse ou encore de la sémiologie et du structuralisme. Rappelons d’abord avec Anna Siegel dans l’Observatoire de l’art contemporain (2015), la définition générale de la critique : « Le mot “critique” vient de deux mots grecs : kriticos (le discernement) et kriterion (la norme). Ainsi le mot “critique” implique “une acuité dans le/les jugement(s) basée sur des normes”. De cette définition étymologique surgit la question suivante : quelles sont ces normes ? Le critique est quelqu’un dont les propres normes questionnent les normes existantes. Par conséquent, il ou elle fait état d’une différence. » L’histoire de la photographie, en se différenciant de la peinture et de la sculpture, a progressivement établi ses propres normes. Elles se sont définies aussi à travers des supports.
Si la pratique critique est facilement assimilée à l’appartenance à un support éditorial de type journal et revue, des critiques dans la modernité se sont dédiés principalement au livre, quand d’autres doublent cette activité par le commissariat d’expositions.
On peut ainsi rattacher les premiers critiques spécialisés comme Ernest Lacan ou Waldemar George à la revue La Lumière et, quand en 1982 les éditions Créatis, liées à la galerie éponyme, publient le livre 15 critiques 15 photographes, ceux-ci sont tous partie prenante de quotidiens ou de publications généralistes tel Le Nouvel Observateur, de revues d’art (Art Press) ou encore de radios (France Culture). Il convient cependant, comme le faisait Walter Benjamin, de ne pas confondre journaliste et critique : « Le commentateur n’est qu’un chimiste là où le critique se veut alchimiste ».
La critique française s’est souvent révélée plus littéraire que la critique anglo-saxonne, liée aux arts plastiques. Ainsi le célèbre « Discours du centenaire » de Paul Valéry (1939) insiste sur la rivalité entre arts visuels et arts textuels et montre que la photographie vient bouleverser le projet descriptif de la littérature. Sa véritable révolution est de changer radicalement la façon de regarder le monde : « Ainsi l’existence de la Photographie nous engagerait plutôt à cesser de vouloir décrire ce qui peut, de soi-même, s’inscrire ». Roland Barthes, dans sa préface à ses Essais critiques (1964), insiste quant à lui sur son caractère littéraire : « Le critique est celui qui va écrire, et qui semblable au Narrateur proustien emplit cette attente d’une œuvre de surcroît, qui se fait en se cherchant et dont la fonction est d’accomplir son projet d’écrire tout en l’éludant. » Ce que Georges Didi-Huberman formule de façon plus actuelle : « Voir rime avec savoir, ce qui nous suggère que l’œil sauvage n’existe pas, et que nous embrassons aussi les images avec les mots, avec des procédures de connaissance, avec des catégories de pensée. »
À ces tenants littéraires et à ces spécialistes s’ajoutent depuis les origines des artistes qui dans leurs écrits mènent une réflexion théorique importante. De plus, on ne peut détacher la critique spécifique de la critique d’art, car de nombreux auteurs ont abordé les deux champs de façon concomitante. Si la critique d’art est née à partir de la gravure qui a permis la reproduction de la peinture, les premiers écrits du xixe siècle ne peuvent en revanche, pour des raisons techniques, reproduire la photographie, ce qui les oblige à mettre en place une méthode descriptive. C’est ce qui s’initie avec La Lumière, revue créée en 1851. De même, pour des raisons d’économie éditoriale et de coût, quand Hervé Guibert prend en charge la rubrique critique du Monde en 1977, il écrit pour des lecteurs qui ne voient pas les images exposées ou publiées. Pour cette raison, Robert Pujade définit son esthétique comme « Une lettre aux aveugles » : « L’ensemble de ses articles peut être considéré comme une somme de lettres à des aveugles, un public privé d’illustrations pour lequel il devait parcourir à rebours le chemin de son écriture personnelle : transformer les photos qu’il avait sous les yeux en fantasmes, en désir de voir. »
La différence essentielle avec la critique d’art réside dans le fait que l’image est elle-même outil et support comme l’écrivait Michel Frizot : « Nous sommes donc en histoire de la photographie, en étrange situation d’étudier quotidiennement dans un champ artistique, ce médium même qui nous sert aussi de médium pour analyser l’art et son histoire. »
On peut discerner cependant différentes attitudes que l’on connaît dans la critique généraliste : une avancée historique, une approche descriptive ou formelle, une plus engagée liée à une attaque des académismes ou de l’idéologie, une critique subjective qui tend elle-même à faire œuvre.
Certaines thématiques apparaissent de façon récurrente tout au long de l’histoire du médium. La question de la retouche, par exemple, s’est posée dès l’invention du procédé négatif-positif en 1840, elle a retrouvé sa vigueur avec le passage des négatifs papiers au négatif verre en 1850 (notamment du fait de la technique du collodion humide). En 1902, le débat oppose Robert Demachy, Français adepte de la retouche et l’Anglais Frederick H. Evans, partisan de la straight photography (photographie pure), sans intervention postérieure à la prise. En 1914, la récusation du pictorialisme est le fait d’Alfred Stieglitz et de Paul Strand. De même, en 1935, le groupe F/64, né sur la côte Ouest des États-Unis, affronte les thèses de William Mortensen qui crée son école à Laguna Beach, en 1931, pour prolonger le pictorialisme. La querelle reprend à nouveau vigueur à la fin des années 1990 avec le numérique.
L’un des plus grands débats porte, dès les origines, sur le fait que la photographie soit ou non un art : « Dans le premier numéro du magazine Le Photographe, en 1910, on trouve déjà ces interrogations sur “La crise photographique” par Albert Londe, “De la propriété des clichés et du droit de reproduction” signé par “Un cabochard” et surtout plusieurs articles posant des questions autour du thème récurrent “La photographie est-elle un art ?”. Avec des auteurs comme les frères Lumière, Nadar ou Victor Hugo, Mendel, Dillaye ou le Commandant Puyo… du moins pour ce premier quart de siècle. » Bernard Perrine (Lettre de l’Académie des Beaux-Arts, 2012).
Pour s’intégrer à l’art, on a pu assister à l’émergence d’un certain nombre de pratiques allant dans le sens de la recherche de l’unicité d’une production. Contre la reproductibilité technique et, selon Walter Benjamin, la perte d’aura qui lui est consécutive, les tirages ont été limités, à une vingtaine à l’époque moderne puis à un ensemble de trois ou cinq pour les plasticiens de la seconde moitié du xxe siècle travaillant souvent en grand format. Aux États-Unis, dans les années 1990, des artistes sont même allés jusqu’à détruire le négatif devant huissier pour assurer l’existence d’un tirage unique.
À l’opposé, la reconnaissance de l’intérêt des productions amateurs, dites vernaculaires, s’est faite grâce à la publication par Pierre de Fenoÿl de Chefs-d’œuvre des photographies anonymes en 1982. D’autres critiques comme Michel Frizot ou Clément Chéroux se sont ensuite attachés à son étude. Paul-Louis Roubert en publiant en 2006 L’Image sans qualités. Les beaux-arts et la critique à l’épreuve de la photographie 1839-1959 y interroge à ce sujet la question du modèle photographique proposé pour la critique d’art. Michel Frizot dans son album Toute photographie fait énigme (2014) les approche comme « une collecte de regards ». Il y explore « Les configurations inédites », « L’énigme de l’attention » et encore « L’énigme de la relation » que ce type d’images génère.
La question du rapport à l’art a été relancée par l’importance, dès les débuts du médium et à chaque période de son développement, des pratiques documentaires, phénomène bien analysé par Olivier Lugon dans Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945 (2011). Très actifs dans les années 1930, les principaux acteurs de la mission de la Farm Security Administration en ont donné des preuves pratiques et des définitions. À celle de Dorothea Lange, en 1940 : « La photographie documentaire est faite avant tout pour dresser l’archive du changement », on peut préférer celle de Walker Evans, en 1971, qui a le mérite d’ouvrir la perspective : « Le terme exact devrait être style documentaire. Un exemple de document littéral serait la photographie policière d’un crime. Un document a de l’utilité alors que l’art est réellement inutile. Ainsi, l’art n’est jamais un document, mais il peut en adopter le style. »
Les catégories strictes marquant des pratiques données ont évolué, un courant récent a vu notamment des créateurs venant du reportage poursuivre leur action sur le terrain, soit en y impliquant les modèles rencontrés pour une photographie négociée, soit en travaillant en post-production, les deux types de pratiques aboutissant à des fictions documentaires.
Le faux dilemme quant à l’appartenance ou non au domaine de l’art est résolu par Walter Benjamin dans L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproduction technique (1935) : « La question n’est pas de savoir si la photographie est ou non un art mais en quoi la photographie a bouleversé le caractère général de l’art. » La photographie est passée du rôle d’humble servante des arts dévolu par Baudelaire à celui de paradigme. Elle a court-circuité le régime ancestral de la représentation ce qui a profité aussi aux autres arts. On est passé du régime de l’icône à celui de l’indice. À l’époque moderne, la photographie a pu nourrir les productions du body art, du land art, des installations ou des happenings. Dans ces liens neufs que la photographie inaugure envers l’action, et sur le modèle instauré en linguistique, on peut parler actuellement, dans la prolongation de cet héritage, d’image performative.
Elle s’oppose aujourd’hui aux images produites par toutes les formes récentes de processus machiniques et logiciels, qui insistent trop sur le seul mode de la capture. La démocratisation de l’ordinateur, des tablettes et des smartphones fait que la production iconique et sa transformation sont de plus en plus pratiquées de façon démocratique. La diffusion de ces productions est de plus en plus rapide et de plus en plus large à travers les sites « instagram » ou « flicker ». Mais cette abondante production, de moins en moins pensée au niveau individuel, de plus en plus banalisée, demanderait à être plus distanciée et mieux nourrie par une culture spécifique.
Depuis au moins deux décennies, la crise des supports de presse traditionnels, bien que relayés par la vitalité d’Internet, a diminué l’impact de la critique d’art en général, qui doit retrouver d’autres stratégies. Dans Qu’est-ce que l’art contemporain ?, Giorgio Agamben en témoigne en 2008 : « Mais l’état de crise permanent à laquelle on voue la critique d’art ne serait-il pas la meilleure preuve de sa vitalité ? Régulièrement amenés à réviser leurs critères de jugement et cherchant à renouveler leurs méthodes, les critiques sont ceux à qui il échoit en premier de repenser les termes de la création actuelle et d’en éprouver les paradoxes à l’heure de la globalisation. »
Christian Gattinoni
Christian Gattinoni est enseignant à l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles depuis 1989. Pratiquant écriture et photographie depuis le milieu des années 1970 il a mené tout un cycle d’images sur la mémoire de l’histoire du XX° siècle à travers l’hommage à son père en tant que seconde génération. Il partage son temps entre la critique d’art, le commissariat d’exposition et la pédagogie de l’image.
Yannick Vigouroux
Yannick Vigouroux est diplômé de l’École Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles. Il est critique d’art, commissaire d’expositions et photographe. Dans la même collection, il a publié, avec Christian Gattinoni, La photographie contemporaine(2009), La photographie ancienne (2012) et La photographie moderne (2013).
Histoire de la critique photographique
Publié par les éditions Scala
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