Un regard paisible et affuté sur la Corse
Des hommes en noir assis sur le muret de l’église de Piana ; à la lisière de l’ombre, un chien blanc endormi à leurs pieds. Vision on ne peut plus normale pour l’habitant insulaire. Excepté pour le photographe témoin de la scène ! Cette photographie est sûrement la plus connue du reportage qu’André Kertész réalise en Corse en 1933 pour la revue Art et Médecine.
Débarqué sur l’île au mois de mai, il suit un itinéraire qui part d’Ajaccio, remonte la côte ouest vers Piana, Porto, Calvi, l’Ile-Rousse, passe par Corte pour rejoindre Porto-Vecchio, Sartene et Bonifacio par l’intérieur des terres pour repartir ensuite sur le continent par Ajaccio.
C’est la première fois qu’André Kertész vient en Corse (quelques années avant le photographe hongrois Emeric Feher[1]). Malgré un court séjour auquel s’ajoutent les difficultés de déplacement dans l’île à cette époque, André Kertész bénéficie de contacts sur place – selon son carnet de prises de vue – qui l’aident à organiser son reportage (comme cela se fait d’ailleurs encore aujourd’hui dans ce domaine). Équipé de plusieurs formats photographiques argentiques noir et blanc, voyageant tantôt en automobile, tantôt en autocars de la compagnie PLM[2] sur des routes pas toujours bien praticables, André Kertész photographie la Corse de l’entre-deux guerres : une île plutôt rurale encore très éloignée d’une certaine modernité continentale. Le reportage qu’il réalise est riche en paysages, scènes de la vie quotidienne et activités humaines mais comporte peu de portraits posés comme celui fait à Bonifacio à la terrasse d’un café.
Lorsque paraît le numéro de la revue en décembre 1933, 13 photographies sont publiées alors que le reportage en comporte plus d’une centaine. Ce type de commande lui donne l’occasion de renouer avec la photographie de paysage. Pour la plupart inédites, les photographies que nous choisissons ici, révèlent une série éloignée de toute vision touristique et nous renseignent sur l’approche esthétique et documentaire qu’André Kertész a sur le monde qui l’entoure.
Alors qu’à cette période le célèbre photographe corse et éditeur d’art Ange Tomasi[3] dresse un formidable inventaire photographique de la Corse – rien ne lui échappe et rares sont les villages qu’il ne connaît pas – , de son côté André Kertész adopte, durant son court séjour, une distance juste avec les personnages et les situations qu’il rencontre, celle du témoin discret de la scène : des notables ajacciens en pleine conversation place des Palmiers, une vendeuse habillée de noir sur un marché, ou encore des joueurs de boule à l’Ile-Rousse… Le point de vue du photographe devient alors celui du spectateur. Il s’agit là de voir sans être intrusif. Les premiers plans dans les paysages adoucissent la frontalité qui s’en dégage et exaltent la profondeur de champ, permettant au regard de prendre le temps de voir et de scruter le moindre détail ; la photographie de l’oratoire sur la route des Sanguinaires, parmi d’autres images de la série, en est un exemple particulièrement intéressant. De plus lorsqu’il photographie la maison natale de Bonaparte à Ajaccio, il joue sur l’effet photographique de la vue en plongée comme pour certaines vues de Paris. La composition de ses images invite le spectateur à la découverte et au voyage. Les premiers plans avec des personnages dans l’ombre installent souvent une atmosphère paisible qui donnent également une notion d’échelle propre à la photographie de paysage du XIXe siècle. Mais pas seulement car lorsque André Kertész photographie une grotte marine à Bonifacio, il s’en dégage un esprit d’aventure propre aux récits de voyages extraordinaires de Jules Verne. Cependant les routes corses de cette époque réservent bien des surprises : André Kertész y fait des rencontres qui l’interpellent comme la femme à dos d’âne avec son ombrelle, le mouflon altier et fier, le berger et son troupeau ou encore l’homme escorté par deux gendarmes à cheval, ce qui ajoute un côté romanesque à la série. Et puis il y a des aspects plus cocasses illustrés par l’autocar coincé sur la route à cause d’un éboulement de pierres (ce qui arrive encore parfois aujourd’hui dans les villages de montagne).
Ici, la lumière méditerranéenne inonde le paysage jusqu’à parfois le sublimer dans le golfe de Porto ou encore aux Îles Sanguinaires avec un contraste que le noir et blanc magnifie. Les paysages de granite, qui semblent préserver un secret pour l’initié, côtoient l’activité humaine et pastorale de cette Corse des années trente. Toujours à bonne distance, ni trop prêt, ni trop loin, André Kertész sait être discret et nous associer à de belles rencontres, notamment à Piana avec ces trois hommes souriant avec malice assis sur le muret de l’église Santa Maria Assunta.
Ainsi, les scènes de la vie quotidienne se suivent et rythment l’ensemble du reportage avec tendresse, en alternance avec les paysages : pêcheurs réparant leurs filets, enfants jouant dans les rues, procession de confrères, paysans à cheval, ou encore cette femme discrète appuyée à l’angle d’un immeuble à Sartène, semblant attendre le photographe en observant sa gestuelle.
Ainsi, au fur et à mesure de ses déambulations corses, André Kertész réalise par son regard affuté, le reportage sur une Corse aujourd’hui révolue que nous avons plaisir à découvrir dans cet ouvrage.
Marcel Fortini
Directeur du centre méditerranéen de la photographie
[1] Emeric Féher (Hongrie 1904 – France 1966)photographie la Corse en 1935 et 1939 en voyage touristique et en 1965 pour une commande sur le tourisme. Il collabore avec des revues et industries pharmaceutiques. Le Museu di a Corsica à Corti lui consacre une exposition en 1995.
2 Paris-Lyon-Méditerranée
3 Ange Tomasi (Corte 1884 – Ajaccio 1950).
Kertész in Corsica
Trans Photographic Press
Livre relié toilé, couverture imprimée
Format 23 cm x 28 cm à la française, 112 pages
OEuvres : André Kertész
Textes bilingues (Français et Corse) : Gilles Désiré dit Gosset,
Marcel Fortini, Matthieu Rivallin
50 photographies, l’intégral du reportage, documents
impression bichromie et quadrichromie,
sur papier couché mat 170 g.
www.transphotographic.com
Une exposition lui rend hommage :
du 15 février au 22 mars 2023 au Musée de Bastia
Place du donjon La Citadelle 20200 Bastia.
https://musee.bastia.corsica/infos-pratiques/
[1] Emeric Féher (Hongrie 1904 – France 1966)photographie la Corse en 1935 et 1939 en voyage touristique et en 1965 pour une commande sur le tourisme. Il collabore avec des revues et industries pharmaceutiques. Le Museu di a Corsica à Corti lui consacre une exposition en 1995.
[2] Paris-Lyon-Méditerranée
[3] Ange Tomasi (Corte 1884 – Ajaccio 1950).