L’écran digital du tableau de bord affiche 29°. Les pores de mon visage sont grands ouverts à cause de la chaleur. Je transpire tellement que mes sous-vêtements thermiques me collent à la peau. Enfoncée dans son siège à ma gauche, Aleksandra tente de dormir un peu, la nuit dans sa voiture, comme certains autres travailleurs humanitaires. Crissement de roues sur les rails. « This is the train », dit-elle.
Avec les autres volontaires, je m’en vais frapper aux fenêtres embuées du train. Dans les wagons éclairés par les lampes de poche, les passagers me lancent des regards interrogateurs. Je fais une croix avec mes bras. “Stop here”, leur dis-je. Certains baissent leur vitre et demandent où ils sont. “At Tabanovce, Macedonia”, réponds-je.
Le premier train de réfugiés, en provenance de Gevgelija, a traversé la Macédoine en juin dernier. Depuis, environ 6000 personnes transitent chaque jour par Tabanovce. La société nationale de chemins de fer a vite flairé le filon en quintuplant le prix du ticket, qui coûte aujourd’hui 25 euros.
Un groupe de personnes (des Syriens, des Irakiens, des Afghans, des Pakistanais, des Somaliens….) respirent l’air frais de la nuit, enfin libérés de l’odeur rance qui parfume les couloirs du train. Les passagers descendent des wagons, certains d’un pas décidé, d’autres plutôt chancelants. Chaque voyageur a son histoire, mais ici, ils sont tous perçus comme des réfugiés. Je note :
01h06: Je rentre dans la tente des enfants, accompagnés d’une cohorte de gens. A ma vue, le responsable hurle : « Oui, photographe, prenez beaucoup de photos ! » Quelques instants plus tard, il vient mettre ostensiblement un bonnet sur la tête d’un bébé.
01h42: Ci et là, des excréments jonchent le sol. « Les toilettes, c’est un peu partout, surtout pour les Afghans », m’explique un travailleur humanitaire.
02h14: Huit réfugiés poussent un petit bus d’ONG pour l’aider à démarrer.
Plusieurs organisations travaillent ici au Tabanovce, soit de manière permanente ou plutôt temporaire. Ils offrent aux gens des habits, des paquets de nourriture et de l’aide médicale. L’UNHCR (United Nations High Commissioner for Refugees) distribue des couvertures épaisses, marquées d’un grand emblème de l’UNHCR.
Dans le camp, tout le monde a son business. Les habitants du village avoisinant arrivent, cinq minutes avant l’arrivée du train, avec des brouettes remplies de gants, de bonnets, de fruits, de cigarettes, de couvertures, etc. La rumeur court que les vendeurs entretiennent de bons rapports avec la police frontalière.
04h33: Un voyageur se tient dans le cadre de la porte de son abri. Il donne un morceau de son pain à un chien du village.
05h45: Il n’y a personne au stand vêtements. Celui-ci est envahi par des gens, laissent l’endroit sans dessus dessous.
06h15: Un petit groupe fait un feu avec du carton, des vêtements et du plastique. Des volontaires distribuent des biscuits.
Les voyageurs invalides bénéficient d’une prise en charge particulière. Un collaborateur emprunte avec eux la piste de quatre kilomètres qui les sépare du village serbe de Presevo, où se trouve le camp d’enregistrement. En outre, la Croix-Rouge serbe et l’UNHCR collaborent et viennent les chercher à mi-chemin pour les emmener plus loin en voiture.
Les volontaires tentent d’expliquer la route depuis la gare aux nouveaux arrivants: « You walk for two kilometres straight, until you see a police unit. Then you go left, again for two kilometres. You will reach the Serbian village of Miratovac. From there you can take a bus to Presevo, where you have to register yourself to be able to travel through Serbia.” Leurs appréhensions se transforment en courage et la plupart se mettent directement en route pour la Serbie.
Je suis complètement perturbé par l’arrivée du premier train de la journée et les scènes qui se déroulent sur le quai et entre les abris. Mais après 6h passées dans le camp, l’habitude s’installe déjà : les enfants qui pleurent, seuls dans un coin, les gens qui essaient de se procurer plus d’un paquet de nourriture, Samba qui a perdu son ami Mustafa dans la cohue. Le risque ici, c’est de s’habituer à ce spectacle quotidien.
08h15: Les voyageurs qui s’apprêtent à prendre la route me saluent chaleureusement : « Hello, how are you?”. “Fine, how are you?”. “Very good, thank you”, répondent-ils avec enthousiasme. “Good luck!”.
10h01: Un homme sans jambes reçoit de l’aide. Il est emmené dans une brouette vers la Serbie.
13h51: « C’est le meilleur camp que j’ai visité », me confie un collaborateur humanitaire, « parce qu’ici tout est basé sur l’amour et non sur l’argent du gouvernement. »
Un fossé part du camp et longe le chemin de fer. On y trouve des emballages de croissants du 7 days croissants, des couches, un soutien-gorge noir, des restes de biscuits énergétiques de l’ UNCHR, des peaux de bananes, des briques de jus d’orange de la Pipo… La chaleur fait monter l’odeur d’urine des quatre coins du camp.
On peut se demander à quoi sert exactement la tente des enfants. Tabanovce n’est qu’un lieu de passage, car les gens ne s’y enregistrent pas. Si j’ai vu jouer un enfant dans la tente, c’était l’exception.
Derrière moi, j’entends un marteau frappé l’acier. Des ouvriers installent des barres censées encourager les gens à faire la queue au stand nourritures et au stand vêtements. Tabanovce change tous les jours. Mercredi, la piste chaotique qui mène en Serbie devrait être asphaltée, ce que demandent depuis longtemps les travailleurs du camp.
La nuit, de nombreux voyageurs arpentent avec difficulté cette route en sale état et mal éclairée, tout particulièrement quand ils passent à côté de la borne blanche qui symbolise la traversée illégale de la frontière entre la Macédoine et la Serbie.
16h54: Un jeune garçon de 13 ans, originaire du village, joue les traducteurs. Après l’école, il aide ses parents à faire du commerce. « Je lui demande le prix des bananes et il répond : « three euro. But if there is a family with children we sell the bananas for one euro.”
19h23: Je suis seul au stand nourritures. Un feu de camp brûle sous mes yeux. Un jeune Syrien m’appelle et me propose une cigarette. Il tient son smartphone en l’air et fait un selfie avec moi.
22h33: Je tourne en rond dans le camp. Un volontaire près des paquets de nourriture me hèle : « Hey, here free food ». En s’approchant de moi, il se ravise : « Ow, it’s you Tomas, I thought you were a refugee…”
Photos et texte de Tomas Bachot
Remerciements à Aleksandra Davidovska and Jeroen Wils
Traduction par Fabrice Detry
http://tomasbachot.com