On connaît Deborah Turbeville (1932-2013) pour ses photographies de mode iconoclastes : des tableaux sophistiqués peuplés de modèles pensifs qui portent des vêtements de haute couture et posent dans des environnements stériles et désolés. Ses photos ont été très souvent publiées dans les pages éditoriales de Vogue, Harper’s Bazaar, Essence, Nova, Mirabella, le New York Times Magazine, et d’autres magazines importants. Une exposition de ses œuvres, particulièrement des tirages et des collages, vient de s’ouvrir à la galerie Deborah Bell Photographs.
Ancienne rédactrice de mode de The Ladies Home Journal, Harper’s Bazaar et Mademoiselle, Turbeville a commencé à prendre des photos dans les années 1960. Elle n’a pourtant pas vraiment reçu de formation professionnelle avant 1966, quand elle s’est inscrite à un workshop de photographie de six mois dirigé par Richard Avedon et le directeur artistique Marvin Israël. Comme Turbeville l’a dit au New York Times en 1981 : “Sans eux, je n’aurais pas pris mes photographies au sérieux.” Un autre mentor a été Gösta Peterson dont l’approche décontractée et les modèles en mouvement ont grandement inspiré Turbeville. Elle a également reconnu l’influence des films européens des années 1970, en particulier ceux de Bertolucci et Antonioni.
La mode éditoriale et la photographie publicitaire ont changé radicalement dans les années 1970, comme en témoignent les travaux de Guy Bourdin et Helmut Newton dont les modèles dépeignent des femmes à la sexualité fortement affirmée. Turbeville a mis l’accent sur la vie intérieure des femmes. Ses modèles paraissent indolents, préoccupés, indifférents et sans attaches – comme si ces femmes habitaient un monde sans hommes et n’avaient pas à se mettre en scène pour les hommes ou à agir en fonction d’eux. Pour une époque de modèles chosifiés aux airs de sirènes, les photographies de Turbeville représentaient une anomalie.
Dans son livre-clé de 1979, Histoire de la photographie de mode, Nancy Hall-Duncan décrit la polémique déclenchée par la série de Turbeville sur les maillots de bain, photographiée pour le numéro de mai 1975 du Vogue américain dans les douches d’un établissement de bains condamné de New York : “On a décrié les photos des bains de Turbeville en disant qu’elles évoquaient l’aura terrifiante d’un camp de concentration ou qu’elles étaient habitées par la vacuité effrayante d’une stupeur droguée.” Considérées comme choquantes quand elles sont parues dans le magazine, ces images sont maintenant parmi les photographies de mode les plus célèbres du XXe siècle.
Hall-Duncan poursuit en décrivant la signification du travail de Turbeville : “Au sens large, ses images reflètent la fragmentation psychologique du monde moderne… La posture avachie des modèles, qui crée une atmosphère de précarité troublante, est devenue une des caractéristiques du style de Turbeville. En mettant la mode au second plan et en s’aventurant dans une zone vague entre clarté et confusion, Turbeville remet en question la base même de la photographie de mode et subvertit l’idée traditionnelle que la mode doit être clairement décrite.”
Dans l’introduction de son livre Wallflower (1978), Turbeville a décrit sa philosophie : “A travers une série de vignettes en images fixes, je veux utiliser la photographie pour décrire un groupe d’excentriques – parfois une ou deux personnes, parfois plusieurs, en les plaçant dans des situations qui nous aident à les comprendre. Ces personnes se comportent comme les actrices d’une troupe de théâtre et réapparaissent dans des rôles différents. Mes photos existent à une frontière. Avec elles, on ne sait jamais… Je suis l’une des rares « enfants terribles » à prétendre encore que je prends des photos de mode. Mais je ne suis pas photographe de mode, je ne suis pas photojournaliste, et pas non plus portraitiste. Mes photos ressemblent un peu aux femmes que vous voyez dedans. Un peu décalées de leur environnement, elles attendent impatiemment que la bonne personne les découvre, et elles pensent ne pas vraiment appartenir à leur époque. Elles avancent agrippées à leur passé, comme si le sol du présent pouvait céder sous leurs pas. En apparence, elles sont murées et introverties. Leur être intérieur est fermé, épris d’infini. Ma façon de tirer les images semble refléter une part de ces femmes qui est hésitante, un peu fanée et rayée. Ou qui, ayant émergé dans une lumière trop dure, se fige dans l’espace, surexposée.”
Turbeville était prolifique et internationalement publiée en tant que créatrice d’images mais était aussi une tireuse originale. Elle a utilisé des papiers inhabituels, a expérimenté avec les virages de tonalité et les procédés alternatifs, et a intentionnellement rayé ses négatifs. Sans jamais rechercher la perfection, elle s’est efforcée plutôt d’accéder à une atmosphère d’imperfection intemporelle. Elle a souvent réalisé des collages de photos épinglées ou collées sur du papier fait main. Ce procédé donne aux œuvres une apparence inachevée et favorise leur détérioration. Les documents de travail de Turbeville figurent maintenant dans cette exposition, qui éclaire les techniques qu’elle a utilisées à ses débuts.
Deborah Turbeville
Deborah Bell Photographies
Jusqu’au 28 janvier 2017
16 East 71st Street, Suite 1D
4ème étage
New York, NY 10021
Etats-Unis