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Thomas Brummett, Of Earth, Heaven & Light

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« J’ai un besoin terrible, dirai-je le mot – de religion – alors je vais la nuit dehors pour peindre les étoiles », Vincent van Gogh, lettre à Théo van Gogh, septembre 1888.

Thomas Brummett est un artiste dont l’œuvre se situe à la croisée de deux chemins. Patient et réfléchi, il cherche à découvrir l’essence du monde naturel, portant son attention sur son environnement immédiat – une brindille, un rayon de lumière fugace. Il explore aussi le médium de la photographie, testant les multiples façons de faire une image avec la lumière et les traces qui s’impriment à la surface du papier photosensible.

Tout son travail s’intègre dans une même série intitulée Rethinking the Natural.

Né dans le Colorado en 1955, Brummett développe un goût pour les déserts arides et les montagnes escarpées. Après avoir étudié la céramique et la photographie à l’université d’État du Colorado (Bachelor of Fine Arts, 1979) et à la Cranbrook Academy of Art, Michigan (Master of Fine Arts, 1982), il s’installe à Philadelphie, où il aura une fille. Élevé dans une famille chrétienne (épiscopalienne), dont plusieurs membres appartiennent au clergé, il voyage à travers l’Inde et l’Asie à l’âge adulte. Réalisant que la quête décrite dans les religions abrahamiques occidentales n’a plus de sens à ses yeux, il s’intéresse alors à la théologie orientale taoïste et bouddhiste.

Plutôt que d’entreprendre un pèlerinage dédié à un Dieu transcendantal et indépendant de l’univers, Brummett s’oriente vers les traditions monastiques orientales qui ouvrent la voie à l’immanence — une intense observation du monde à portée de vue. Si cette attention particulière à l’immédiat trouve un écho dans la démarche scientifique, il n’est pas surprenant que la pensée taoïste et bouddhiste imprègne la science moderne et les mathématiques, comme le souligne le logicien autrichien Ludwig Wittgenstein dans ses écrits : « […] là où je veux réellement aller, je dois déjà, en vérité, être » (Culture and Value, 1930). Ce rapprochement entre pratiques méditatives et sciences modernes constitue le fil rouge de son œuvre.

À partir des années 1990, Brummett trouve sa voix dans les natures mortes de plantes, à l’instar de Poppies, tirage gélatino-argentique sur papier d’une photographie en noir et blanc, blanchi, puis traité aux tons sépia créant une atmosphère de nostalgie. Sa formation initiale en céramique lui a donné un goût durable pour la chimie de la surface et une bonne connaissance des traditions céramiques asiatiques, notamment le raku yaki japonais (ex. : bols à thé façonnés à la main, cuits à petit feu). Une fois qu’il a élaboré son image source, Brummett la scanne, puis l’agrandit plusieurs fois, élevant chaque élément — une simple fleur ou feuille — au rang d’icône, de monument, et donnant à voir au visiteur les manipulations des tirages argentiques originaux. Il réalise des tirages pigmentaires de ses images, un équivalent contemporain d’une lithographie sans plaque, et en produit une série limitée (série Nature Morte, 1994-1996). Ce n’est que lorsque l’œuvre est passée par ces différentes transformations qu’elle est achevée.

Les plantes de la série Desert (1998-1999) survivent dans un des lieux les plus chauds et secs au monde, le Parc national de Saguaro en Arizona, qui abrite le cactus géant du même nom. Elles revêtent ainsi un caractère mythique : la vie contre la mort, Éros vs. Thanatos. Les plantes couleur sépia de Brummett perpétuent la tradition des photographes de natures mortes au début du XXe siècle, l’Américain Edward Weston et l’Allemand Karl Blossfeldt. Dans la série Nocturne (2005), Brummett présente quelques-uns de ses paysages de nuit en format circulaire sur fond noir, rappelant au regardeur que la lumière pénètre l’œil humain et l’appareil photo à travers une membrane dotée d’une ouverture circulaire – l’iris – hommage à la messagère des dieux Iris, qui parcourait les cieux sous les traits d’un arc-en-ciel (Homère, Iliade, VIIIe siècle av. J-C). Brummett crée ces paysages nocturnes par un jeu subtil d’ombre et de lumière – l’iridescence – dévoilant la qualité magique que l’on prête depuis longtemps à la lumière. Les grands triptyques représentent trois fenêtres donnantes sur un jardin japonais zen, que Brummett a visité, et destinées à n’être vu que de l’intérieur.

Outre les plantes, Brummett photographie aussi des animaux – des zèbres, des lions ou des tigres en captivité —, travaillant avec des soigneurs pour mieux saisir ces bêtes sauvages à travers son viseur (Animalis, 2005). À l’image des plantes de la série Nature Morte, de nombreux animaux sont photographiés sur fond uni ; chaque animal est représenté seul, dans une brume sépia. Ici, Brummett tire son inspiration des bisons, cerfs et chevaux peints par les hommes préhistoriques sur l’étendue brute des murs des grottes de Lascaux.

C’est à partir de plantes et animaux visibles à l’œil nu que Charles Darwin a formulé la théorie de l’évolution (De l’origine des espèces, 1859), qui constitue aujourd’hui notre histoire profane de la création, et ce que E. O. Wilson appelle « le caractère épique de l’évolution », selon lequel toute vie sur terre est connectée à un arbre de vie. Depuis le milieu du XIXe siècle, cette vision holistique a été étendue à l’ensemble de la nature par les physiciens et astronomes ayant recours aux objectifs optiques – microscopes et télescopes – pour élargir le champ de vision de l’homme. S’inscrivant dans la continuité de ces scientifiques pionniers, Brummett a adopté leurs instruments. Il utilise un microscope pour photographier des diatomées, micro-organismes marins pourvus d’une enveloppe siliceuse (Diatoms, 2002). Celles-ci sont montées sur lamelle de verre par Klaus Kemp, un Anglais adepte de l’art victorien de l’assemblage de diatomées en arrangements microscopiques. Grâce à un microscope à transmission de lumière, Brummett a capté la lumière traversant ces spécimens, qu’il a disposé en cercle ou en ligne comme le faisaient les Victoriens.

Les inventeurs de la photographie couleur au XIXe siècle furent confrontés au problème des tirages qui perdaient rapidement leurs couleurs. Pour y remédier, le Français Louis Ducos du Hauron inventa un procédé d’impression aux pigments de charbon qu’il breveta dans les années 1860. Brummett a imprimé cette série en reprenant ce procédé rare et ancien à base de pigments de charbon et d’huiles, qui reste aujourd’hui le seul procédé de photographie couleur capable de restituer fidèlement les couleurs pendant cinq cents ans.

Dans les séries Nature Morte, Desert, Animalis et Nocturne, Brummett contrôle de manière sélective la netteté de ses images pour créer différentes qualités de ligne et imiter la façon dont nos yeux ne peuvent se concentrer que sur un plan à la fois. Dans la série suivante, Light Projections, il intervient sur les « cercles de confusion » qu’un objectif peut produire lorsqu’il est flou. Le cercle de confusion est un terme d’optique désignant des points lumineux (l’effet bokeh [flou en japonais]). Il s’agit d’un artefact de l’objectif que Brummett décrit comme « l’effet d’optique que produit un objectif flou ». La méthode de Brummett visant à maîtriser et élaborer des images issues de ces cercles de confusion est tout à fait novatrice dans l’histoire de la photographie.

D’après lui, les tirages de cette série « représentent la manifestation physique de la Lumière = l’Infini ». Il précise : « Les Light Projections sont le parfait symbole visuel de l’Infini. La lumière fait partie du monde naturel. La lumière constitue la base du monde naturel, de toute forme de vie et d’énergie… [Dans cette série] je ne détourne pas mon attention du monde naturel, je me tourne vers son essence même. Je réduis le monde naturel à sa forme la plus pure : la Lumière. » Par ces mots, Brummett marche sur les traces des mystiques, qui à travers les âges ont associé la lumière à l’infini, leur prêtant, en outre, un caractère divin. Par ailleurs, Brummett met une majuscule aux mots “Lumière” et “Infini” pour les personnifier/déifier dans la tradition grecque classique des notions de “Bien”, “Juste” et “Triangle”, qui selon Platon étaient toutes divines. Cette association de la lumière, de l’infini et de la divinité est profondément ancrée dans la pensée occidentale : « Toute grâce excellente et tout don parfait descendent d’en haut, du Père des lumières » (Pseudo-Denys l’Aréopagite, La Hiérarchie céleste, vers 500 av. J.-C.) ; « Allah est la Lumière des cieux et de la terre » (Coran, 609-632) ; « Le Dieu judéo-chrétien est “infini absolu” (Absolut Unendlichen) » (Georg Cantor, Contributions au fondement de la théorie des ensembles transfinis, 1887).

Dans la culture moderne laïque, la lumière occupe une place privilégiée depuis la découverte par les scientifiques que l’énergie solaire est source de vie sur terre et que le motif des longueurs d’onde de la lumière des étoiles transmet des messages provenant de lointaines contrées. La lumière conserve également une aura de mystère car Albert Einstein a construit la cosmologie moderne selon le principe fondateur que la lumière se déplace à une vitesse invariante. Lorsqu’un photon de lumière quitte un atome d’hydrogène, il ne part pas de zéro pour ensuite accélérer, contrairement à toute autre masse dans la nature, mais se déplace à une seule vitesse, celle de la lumière (299 792 km/s). Pourquoi cette vitesse ? Parce qu’il en est ainsi, ou pour citer le moine chinois taoïste Lao Tseu (IIIe siècle av. J.-C.), elle suit le Tao : la voie de la nature. Nombreux sont les artistes modernes et contemporains qui comme Brummett sont fascinés par la lumière, source de vision, instrument de la photographie, ou encore outil de connaissance (le siècle des Lumières). Par exemple, le sculpteur James Turrell, élevé parmi les Quakers et convaincu que nous devons laisser notre propre « lumière intérieure » nous guider, réalise des sculptures environnementales baignées de lumière, telles que Roden Crater (en construction depuis les années 1970), offrant un espace de médiation au visiteur. L’art de Brummett partage également des thématiques associant la lumière, l’infini et le divin, notamment avec la divinement nommée Rothko Chapel (1971) de Mark Rothko et Seed Cathedral (2010) de Thomas Heatherwick.

Un astronome amateur peut facilement photographier à travers un télescope terrestre, en revanche, un non-scientifique n’a pas la possibilité de réserver du temps sur un télescope en orbite au-dessus de l’atmosphère terrestre. Ainsi pour obtenir des prises de vue de l’espace, Brummett utilise des images captées par le télescope spatial Hubble, que la NASA diffuse au grand public. À partir d’une de ces captations de lumière, sorte de retour en arrière transatmosphérique, il travaille comme un imprimeur pour manipuler l’image, en désaturer les teintes, puis la texturer avec d’autres motifs qu’il a lui-même photographiés dans la nature (Série Infinities [of Earth and Heaven], 2013-2016). S’y trouvent pêle-mêle des images d’étoiles, des magnolias, une captation de flocons de neige s’écrasant contre un scanner, ainsi que de la poussière et des moisissures provenant de l’atelier de Brummett. Dans ces images, il décrit son intention de recréer l’idée de William Blake sur notre perception du monde : « Si les portes de la perception étaient purifiées, toutes les choses apparaîtraient à l’homme telles qu’elles sont, infinies » (Le Mariage du ciel et de l’enfer, 1793).

Brummett parle d’entropie (relatif au transfert d’énergie), terme emprunté à la thermodynamique, pour décrire son procédé de développement en chambre noire : « J’imprime l’image en tirant vers le noir et je la fais renaître avec des décolorations, des pinceaux et un processus de redéveloppement. Chaque image est unique car ce processus est le pur fruit du hasard. Les décolorations attaquent le métal que renferme le papier, et le dévorent, littéralement. » Le procédé est entropique car « les atomes d’argent passent d’un état très stable à un état chaotique de dissolution ou de fragmentation, offrant au regard une très belle ligne ou un très beau contour ».

Les chemins parallèles qu’emprunte l’artiste se manifestent clairement dans les séries Infinities et Light Projections : son observation du monde naturel est présente dans les images superposées du ciel et de la terre, ainsi que son exploration du processus de la photographie. Cette double quête l’a conduit à étudier la mise au point, à l’aide d’objectifs optiques, de la lumière, ou encore du papier photosensible.

La série Light Projections, où se chevauchent des « cercles de confusion », n’est pas une image de l’espace, mais bien une captation d’un artefact de l’objectif. Quelle est l’essence de la photographie ? Brummett répond : « La Lumière » (série Light Projections, 2012-présent). Sa réflexion sur la nature de la photographie rejoint la tendance des artistes modernes à examiner la nature de leur médium, provoquant l’avènement du siècle de l’art pour l’art, un art qui s’interroge sur la valeur intrinsèque de l’art. Quelle est l’essence de la peinture ? Les constructivistes russes répondirent : « une surface plane recouverte de peinture » (Alexandre Rodtchenko, Couleur rouge pure, 1921). Qu’est-ce que la sculpture ? Ils affirmèrent : « de simples formes géométriques» (Vladimir Tatline, Contre-relief d’angle, 1914-1915). La préoccupation de Brummett pour la lumière rappelle la déclaration plus récente du cinéaste britannique Anthony McCall sur l’essence du cinéma. Dans son œuvre Line Describing a Cone (1973), McCall illumine un projecteur 16 mm dans une salle noire et dirige l’attention du spectateur non pas vers une image projetée sur un écran, mais sur un cône lumineux qui sort du projecteur. Dans la série Light Projections, Brummett réduit, quant à lui, la photographie à son élément incontournable : la lumière.

La carrière de Brummett suit l’évolution de la science au cours des deux derniers siècles : il commence par observer la faune et la flore du monde visible qui l’entoure, puis il élargit son horizon à l’aide d’un microscope ou d’un télescope, tout en examinant, en parallèle, ses moyens d’expression esthétique — la lumière et l’objectif. Le parcours artistique de Brummett s’inscrit dans une longue tradition, allant du « tout est un » pythagoricien (Ve siècle av. J.-C.) à la déclaration de Lao Tseu selon laquelle le Tao (la voie) de la nature vient d’elle-même (IIIe Siècle av. J.-C.), en passant par Charles Darwin, qui écrit que toutes les créatures terrestres sont connectées à un arbre de vie (XIXe siècle) et Albert Einstein pour qui la vitesse de la lumière est une constante dans tout le cosmos (XXe siècle). Aussi, l’artiste s’inscrit dans la continuité des pèlerins ayant, à travers les âges, soulevé des questions profondes qui resteront, sans doute, sans réponse (voire un mystère), une quête qui se prolonge aujourd’hui dans un contexte laïque, s’exprime dans la cosmogonie scientifique contemporaine et constitue la métaphore centrale de l’art de Brummett: l’univers est un tout avec lequel les humains ne font qu’un.

Lynn Gamwell
Lynn Gamwell est une auteure américaine et professeur à la School of Visual Arts de New York. Toutes les citations de Thomas Brummett sont issues d’une correspondance par courriel avec l’auteur en juillet 2016.

 
Thomas Brummett, Of Earth, Heaven & Light
Jusqu’au 14 janvier 2017
Galerie Karsten Greve
5 rue Debelleyme
75003 Paris
France

http://www.galerie-karsten-greve.com/fr

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