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Sophie Calle & Charles Matton par Sylvie Matton

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En ce printemps 2022, deux expositions parisiennes ont dialogué, intensément, sans que les responsables (artiste, commissaire, galeriste…) en aient peut-être conscience.
Ce sont Les Fantômes d’Orsay de Sophie Calle, au musée d’Orsay , et L’Esprit des lieux de Charles Matton, à la galerie Dumonteil Contemporary.
Sylvie Matton quelque temps plus tard, nous a envoyé ce texte . Il est formidable et nous le publions aujourd’hui !
JJN

Maillage de textes, d’objets et de photographies, Les Fantômes d’Orsay ressemble à un jeu de piste sur les traces de Sophie Calle, dans la tête de Sophie Calle. C’est une mise en abyme de mémoires – la sienne en quête d’autres –, le partage d’une aventure vécue secrètement, intimement, quand elle prit ses quartiers entre 1978 et 81 dans le Grand Hôtel Palais d’Orsay accolé à la gare d’Orsay, vieux palace alors désaffecté depuis cinq ans. Entre mémoire vive et création libre de l’artiste, le récit, jubilatoire, se déroule : la petite porte en bois qui s’ouvre sur le quai d’Orsay, l’escalier monumental cité (mais dont nulle photo ne témoigne), les heures passées dans les espaces vides, le choix de la chambre 501, les départs avant la nuit, le retour le lendemain. C’est un entre-deux sur une illusion de temps arrêté, entre le luxe révolu du palace et sa destruction annoncée : un jour prochain, les architectes traceraient les plans du futur musée d’Orsay, les ouvriers arriveraient, les bulldozers assourdissants secoueraient les murs et le temps figé, fracassant le silence et, au sol, le squelette de l’hôtel délabré et ses ultimes oripeaux.

Entre-temps Sophie Calle aura fouillé le site telle une archéologue, s’en appropriant l’esprit par sa seule présence. Elle aura photographié en noir et blanc le dédale des couloirs et des pièces désertées – espaces à la fois familiers et irréels depuis leur abandon au temps – quelques mobiliers et accessoires désormais inutiles, voire absurdes, comme ce téléphone mural de bakélite noire, silencieux depuis cinq ans.

Elle aura collecté des vestiges d’un passé accompli, de « modestes débris », ses trophées qu’elle emporte dans une valise, sans objectif précis, mais les préservant ainsi de la dissolution et de l’oubli : clés rouillées, serrures, sonnettes, plaques de métal rouge émaillé, gravées du numéro des chambres et arrachées des portes, fiches des clients de l’hôtel – avec, manuscrits, les nom, prénom, profession, date et prix de la chambre –, ces quelques traces poignantes évoquant un épisode hôtelier fugitif dans une existence depuis longtemps effacée ; ou les petits mots adressés au mystérieux et presque anonyme Oddo – l’indispensable sachant tout faire, auquel les nombreuses demandes écrites de réparations de plomberie révèlent la dégradation de l’hôtel avant sa clôture définitive.

Durant l’obscurantisme de l’automne 2020, lors de la fermeture des lieux non essentiels, c’est par une autre porte dérobée que Calle a été conviée à redécouvrir le musée d’Orsay et à en photographier des peintures et des sculptures emblématiques de l’art du 19è siècle, devenues spectrales sous la seule lumière d’une lampe de poche. L’espace, ainsi investi d’une ère à l’autre, d’un chantier anthropologique à l’autre, accueillerait en 2022, exposés aux murs ou sur socles, ces fantômes ressuscités, ceux du confinement et ceux collectés quarante ans plus tôt, exhumés chez Sophie Calle d’une malle sarcophage. Hors hasard objectif, la boucle poétique est bouclée.

Dans le même temps, dans le bel espace de la galerie Dumonteil Contemporary, l’exposition Charles Matton, L’Esprit des lieux confronte douze « boîtes » d’ « Intérieurs », douze espaces d’un quotidien souvent intime, avec des tirages argentiques en grand format de photographies d’intérieurs. Celles-ci se révèlent vite être des simulacres artistiques : elles ne sont pas les captations d’intérieurs réels, mais celles de « réductions de lieux » : Charles Matton a sculpté chaque élément du modèle à l’échelle d’un septième, il a modelé les sculptures canapés, peint le tout par touches de couleurs perceptibles – chaud et froid s’affrontant en vibrations sur les murs, les canapés et les rideaux. Puis il a éclairé ces « reconstitutions de lieux » selon son vouloir, avec des lumières interchangeables : diffuses ou en rais striant murs et planchers.

L’objectif premier était pictural : après la création des éléments de cet univers parallèle, l’artiste photographierait ses installations. S’évitant la tâche laborieuse des lignes horizontales et verticales inhérentes aux architectures classiques, il s’offrait ainsi le plaisir d’apposer, en grande liberté, la pâte picturale sur les tirages obtenus. Mais c’est finalement le processus entier que Matton exposera dès 1987 au Palais de Tokyo, Paris. Car, parallèlement à cette création, il s’est pris au jeu de la réduction de lieux entre trois cloisons et une vitre : ses premières boîtes.

Si, dans L’Esprit des lieux, les illusions photographiques, sélectionnées par Charles Matton avant sa disparition, proposent des lieux de vie sommaires mais magnifiés dans une approche liant l’esthétique et l’éthique, elles racontent aussi la genèse des boîtes. Le modèle réduit étant peint comme il l’aurait peint sur la toile, les tirages obtenus sont des « illusions photographiques » qui oscillent de la peinture à la photographie. Confrontés aux boîtes, ces tirages argentiques en grand format sont des leurres visuels qui troublent le regard, se jouant des proportions, des apparences et du réel.

Pour tout visiteur des deux expositions, une première analogie s’impose : l’architecture du Grand Hôtel Palais d’Orsay et de nombreuses reconstitutions de lieux de Charles Matton est haussmannienne, soit issue de la rénovation de Paris par le baron Haussmann, préfet de la Seine, dans la seconde moitié du 19è siècle. Procédant de l’invention de l’espace privé, ces vastes appartements aux longs couloirs desservant de nombreuses pièces représentent « une hégémonie du modèle bourgeois et de la respectabilité heureuse » telle que les relate si justement Séverine Jouve (1). C’est l’époque où, sous l’esprit de la décadence littéraire, la demeure s’affirme comme un microcosme, une métaphore des états d’âme. C’est un « appartement-modèle », un « logis médité » que Baudelaire rêve de se construire, soit un « rêvoir » idéal. S’opposent alors les esthètes qui prônent une décoration capiteuse, un goût tapageur pour la profusion d’objets et de bibelots, à ceux qui, comme Maupassant, trouvent que « tout cela est affreux, prétentieux, vaniteux, honteux ».

L’action d’Haussmann s’étant répercutée bien au-delà de Paris, dans de nombreuses capitales européennes mais aussi de plus petites villes, l’intérieur haussmannien se vit différemment, se démocratise en quelque sorte dès la seconde moitié du 20è siècle. Si les parquets en chêne et les longs couloirs demeurent, les pièces sont moins vastes, les plafonds moins hauts. Les plinthes, les chambranles des portes, les ornements géométriques des murs sont le signe emblématique d’une élégance urbaine qui se fait plus discrète. Au fil des décennies, le luxe induit à l’origine dans un intérieur haussmannien se neutralise.

Ainsi, les images de Sophie Calle d’un hôtel fin 19è déserté et voué à un effondrement prochain comme celles des intérieurs illusoires de Charles Matton sont-elles toutes des représentations de « rêvoirs » urbains dépouillés, écrins à récits imaginaires. Aucune fenêtre n’ouvre sur l’extérieur. Ignoré des entrailles du bâtiment, la ville est absente, hormis la lumière solaire qu’elle diffuse par des ouvertures souvent invisibles. La solitude ne s’incarne pas, comme dans les tableaux de Hopper, dans une relation de voyeurs réciproques entre le monde clos du dedans et celui du dehors. Calle s’est introduite par effraction dans les lieux avant de se les approprier. Avec un regard qui se veut le plus objectif possible, Matton a recréé des espaces de vie qui gardent en mémoire ceux qui les ont désertés, comme autant de propositions de ressentis. Il propose la vision d’un monde quand personne n’est là pour le voir, prétendument apaisé.

On ne sait pas grand chose de ce que Sophie Calle a réellement vécu durant tant de jours, sur plusieurs années, dans ce dédale hôtelier. Elle prétend (dans l’exposition comme dans le très beau-livre (2) qui l’accompagne) que, projetée « dans l’univers de Bob Wilson », « afin d’imiter ses danseurs derviches », elle s’entraînait « quotidiennement à tourner sur elle-même dans la salle de bal ». Elle ajoute : « Je ne me souviens pas de ce que je faisais de mes journées. J’étais là, en attente de quelque chose. »

A l’en croire, elle aurait passé des heures entre les miroirs au tain tacheté de rouille de la salle de bal, à tourner sur elle-même, à tourner en rond en quelque sorte ; ou, assise sur un siège fatigué, à attendre on ne sait quoi. Comment le croire ? Ses souvenirs d’une telle aventure initiatique, peut-être nourrie de rituels improvisés, lui échapperaient donc quarante ans plus tard – à moins qu’elle ne craigne, en les ressuscitant et les partageant, de profaner une seconde fois son palais du temps ?

Tel un personnage de roman de Virginia Woolf – l’écrivaine du temps, des maisons vides et de l’incarnation en toute chose – a-t-elle poursuivi le frémissement d’un souffle d’air dans le labyrinthe des pièces vides qui gardent la vie en mémoire ? Devant le seuil des portes, a-t-elle hésité à faire le pas ? A-t-elle entendu les voix se juxtaposant des passagers de l’hôtel, clients ou membres du personnel, des propositions qui hanteraient cette bâtisse jusqu’à sa chute et sa désagrégation finale : « Mais nous avons d’autres vies, je crois, j’espère. Nous vivons dans d’autres, Monsieur… Nous vivons dans les choses »(3).

A l’écoute de sa curiosité, de la joie de l’interdit, du sacrilège bravé, en ce confinement volontaire, provisoire et sans cesse renouvelé, a-t-elle expérimenté chaque jour une nouvelle réponse à l’attente de ses sens ? A-t-elle connu là le sentiment vertigineux du vide, de la patience, l’accablement, la maladie de la peur, a-t-elle parlé aux murs, aux boiseries craquantes ? A-t-elle chuchoté, crié, pleuré aux murs, a-t-elle chanté, tenté des échos, avancé sur la pointe des pieds pour ne pas faire grincer les parquets ? Combien de vies s’est-elle raconté ? A-t-elle entendu courir les rats dans les combles, les cancrelats derrière les murs, a-t-elle dressé des listes de toutes sortes, des inventaires amusants et absurdes mais finalement pas tant que ça, étapes crampons sur le temps. S’est-elle perdue, réincarnée en d’autres – doubles fantomatiques de soi-même ?

A-t-elle erré entre le visible et l’invisible, ressenti le délabrement du lieu comme une métaphore d’un état mental ou physiologique ? Dans cette réalité essentielle et mouvante de la détérioration implacable, a-t-elle cru que le temps figé abolissait la durée ? Entre la splendeur passée et l’apocalypse annoncé, dans ce temps mort, dans ce passage à vide, Calle a-t-elle accepté ou nié, spectatrice privilégiée, l’écoulement du temps ?

Elle en connaît pourtant la réalité et l’a capturée, elle a photographié le cadavre d’un chat en putréfaction et expose deux étapes de sa décomposition : seul le temps s’acharne à dissoudre ainsi les molécules. Il y avait donc aussi l’odeur. Deux clichés sans légende : dans quelle chambre est mort le chat, de quoi et quand est-il mort ? Sophie Calle n’agit pas sur la fatalité du lieu, elle ne déplace que les reliques, ses fétiches rapportés chez elle dans une valise (quelle taille, quelle couleur la valise apportée vide, en combien de voyages ?). Somnambule fugitive, elle regarde à travers l’objectif de son appareil les débris du chat dont se nourrit le lieu, qu’engloutit peu à peu le palace dégradé.

Dans cet espace multiple qui contient à la fois son passé glorieux et sa déchéance, où les peintures s’écaillent, le plâtre s’effrite, les métaux rouillent, l’acuité du regard de l’artiste se focalise sur les détails familiers que, par habitude, on a désappris à voir : interrupteurs, prises, plinthes, tuyaux, détails de la plomberie arrachée des murs. Mettant en doute les apparences jusqu’à recréer la réalité qu’elles camouflent, Charles Matton a lui aussi photographié ces « détails », il a également sculpté des réductions d’interrupteurs, il a tordu des tiges de métal, en a fait des tuyaux. En photographies, « photostats », dessins ou éléments intégrant une boîte, les sanitaires ont, comme pour Sophie Calle, autant sollicité son attention et sa création qu’un salon.

Matton est sensible lui aussi aux fantômes qui hantent les lieux de vie. Dans son long métrage très autobiographique de 1994, La Lumière des étoiles mortes, l’enfant qui incarne l’auteur-réalisateur à l’âge de dix ans (son propre fils Léonard) dit à un jeune adulte, en suivant du doigt le dessin qui suinte sur le mur : « Tu vois, ça, maman dit que c’est le fantôme du lavabo. » Les traces présentes sur les murs sont celles de l’absence. Les fantômes de sanitaires enlevés, de tuyaux arrachés ou d’un tableau décroché – sont les traces du temps.

De nombreuses analogies se réverbèrent d’une œuvre à l’autre, dont des boîtes qui, par différents jeux de miroirs, entrainent le regard du visiteur dans des mises en abyme rappelant les couloirs sans fin de l’hôtel désert. Tout couloir, fût-il fait de murs et de portes, de murs de livres ou de bouteilles, nous convie à un rapide travelling avant mental. On peut regretter que Charles Matton n’ait pas reconstitué un couloir d’hôtel haussmannien ; peut-être eût-il ajouté une évocation d’humains dans cette perspective infinie, sur la répétition alignée des mêmes ombres et lumières contrastées, par un détail délicieusement suranné : une enfilade de souliers masculins placés devant la porte des chambres, ceux que les clients récupéraient, cirés, au petit matin.

Mais les deux œuvres s’affrontent aussi dans un basculement qui semble s’imposer, du noir et blanc chez Calle à la couleur pour Matton, de l’ombre à la lumière, d’une fatalité de l’anéantissement à un espoir serein. L’inverse en quelque sorte de la proposition de La Chambre double de Baudelaire, quand l’espace vécu annihile l’espace rêvé. Il aura suffi de coups frappés à la porte par un intrus pour détruire l’harmonie de la pensée, pour que la chambre paradisiaque décrite par le poète se transforme en taudis, le parfum en odeur fétide et, avec la résurgence du temps, la rêverie de la chambre spirituelle en angoisse du damné. C’est l’opposé qu’inspire la découverte des photographies couleurs de Charles Matton à la suite de celle des images de Sophie Calle.

La raison en est peut-être que les créations visuelles de Matton combattent toujours un doute essentiel, une question centrale dans sa quête artistique du réel : qu’en est-il de l’existence des choses en l’absence d’un observateur ? Plus clairement : « Y aurait-il des arbres si nous ne les voyions pas? »(4) ? La réalité que camoufle les apparences se confirmera si l’observateur parvient à s’en abstraire, à s’objectiver, notamment en se dissolvant dans les miroirs. Il est tentant de trouver là aussi, dans ces créations d’intérieurs silencieux, une similarité avec une pensée de Woolf qu’exprime un personnage de La Traversée des apparences : « Je veux écrire un roman sur le silence ; ce que les gens ne disent pas. Mais c’est très difficile. » Le silence induit dans des visuels lumineux.

Sujet ou objet ? C’est bien ce questionnement premier qui définit l’orientation d’une œuvre.

D’un côté, un corps vivant intègre un espace, l’emplit de sa présence et accompagne sa dégénérescence en échappant à une contamination ; de l’autre, un regard, le plus objectif possible, admet la réalité d’espaces intérieurs – métaphores de ceux de l’esprit – avant de les re-créer en une autre échelle, afin d’en sauvegarder l’intégrité, enfin tangible.

D’un côté, un hôtel de 250 chambres voué à un anéantissement imminent, de l’autre des créations qui se jouent du temps, sans le moindre indice de dégradation. Seule l’absence humaine, cette présence en creux que confirment les traces laissées au mur par les tableaux récemment décrochés, confère à ces espaces illusoires une perception d’étrangeté – une appréhension diffuse face à la marque indélébile des absents, au danger qu’ils ont peut-être encouru, à leur disparition. Un couple s’est-il séparé entre ces murs, déchiré peut-être ? Les humains qui vécurent là ont-ils déménagé au loin ? Reviendront-ils ou jamais, d’autres intègreront-ils les lieux prochainement ? La dramaturgie ne peut être qu’imaginaire dans la fiction de ces espaces extatiques.

La confrontation de ces deux créations, témoignages dissonants du réel, trouvera peut-être une résolution dans les quelques mots de Mallarmé à la toute fin de son poème Un coup de dés jamais n’abolira le hasard : « Rien N’aura eu lieu Que le lieu Excepté Peut-être Une constellation » (l’art peut-être?).

Rien n’aura eu lieu que le lieu !

Entre la décrépitude d’un espace condamné et le cadrage d’un pan de vie lumineux, l’un comme l’autre interchangeables dans un autre espace-temps, il n’y a qu’un instant, un fragment de temps, un soupçon d’éternité.

En art, où tout est possible, c’est également vrai en sens inverse.

Sylvie Matton

 

(1) dans Obsessions et perversions dans la littérature et les demeures à la fin du dix-neuvième siècle, Editions Hermann

(2) L’Ascenseur occupe la 501, Sophie Calle et Jean-Paul Demoule, Editions Actes Sud

(3) Entre les actes, Virginia Woolf

(4) Questionnement de Maggie dans Les Années, Virginia Woolf

 

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