L’exposition se termine bientôt. Thierry Grizard sur son site Artefields en a fait une belle présentation : la voici !
Sally Mann expose au musée du Jeu de Paume depuis le 18 juin 2019. Il s’agit là de la plus grande rétrospective consacrée à la photographe américaine en France. Il faut néanmoins préciser que cet ensemble de photographies ne couvre pas l’ensemble des séries de l’artiste. L’exposition a pour centre d’intérêt la relation de Sally Mann au Sud des États-Unis, en particulier la Virginie, lieu de naissance et de résidence de la photographe. Il y a donc des absences ou des raccourcis, mais le mérite de cette focalisation est de pointer le cœur du propos du travail de Sally Mann.
Sally Mann comme elle l’avouait lors de la conférence d’ouverture de l’exposition « Mille et un passages » n’aime pas quitter sa propriété de Lexington. Elle y est née, elle s’y est marié, elle y vit et ne s’en éloigne jamais longtemps. Sally Mann ne s’est jamais non plus beaucoup éloignée de son berceau natal concernant ses créations photographiques. Elle insiste toujours sur son attachement à la lumière du Sud, chaude, humide, épaisse. On peut donc dire que l’articulation de l’exposition est non seulement pertinente mais qu’elle couvre l’essentiel du corpus.
La terre de Sally Mann
Dire que Sally Mann est viscéralement attachée à sa Virginie natale c’est aussi mettre en évidence un des aspects fondamentaux de son travail, à savoir la mémoire et la relation intime à l’histoire.
Lexington et ses environs dont la propriété des Mann est proche, a été le théâtre des moments parmi les plus tragiques de la guerre de sécession. La photographe y a consacré une série très importante de grands formats au collodion humide : « Battelfields » (2001-2003). Cette série revisite les lieux des affrontements entre L’Union et les Confédérés. Or les photographies sur verre au collodion s’ajustent parfaitement à cette partie du corpus. En effet, ainsi que le précise Sally Mann, les photographies sur verre ont un aspect intrinsèquement spectral, de plus elles sont sujettes à de nombreuses imperfections que Sally Mann, à l’inverse des autres photographes, s’évertue à exagérer.
Quand l’artiste américaine se rend donc sur les lieux actuels des combats fratricides et sanglants du 19° siècle, elle ne trouve plus la moindre trace de la brutalité de l’histoire. Une image exacte, naturaliste, ne donnerait au mieux qu’une photographie documentaire marquant l’oubli au pire une image bucolique sans grand intérêt. Les images au collodion sur verre en portant dans leur chair chimique les imperfections du processus d’exposition à la lumière donnent une sorte de témoignage visuel du passage du temps. L’image devient une allégorie mélancolique et teintée de transcendantalisme (voir notre article) où sont révélés l’absence, l’oubli, La mort, la fragilité de la vie et la permanence écrasante ou rassurante d’une même lumière baignant le monde visible. Par ce lien physique Sally Mann rend perceptible ce qui ne l’est plus. C’est une des grandes réussites de cette exposition à la tonalité assez sombre tant elle met en exergue la conscience qu’à Sally Mann de la fugacité des équilibres familiaux comme sociaux, politiques et historiques.
La « spectralité » de la photographie
Sally Mann à travers sa propre appréhension du Sud fait œuvre en quelque sorte de documentaliste. Elle documente à travers sa mélancolie des équilibres en péril ou perdus, qu’il s’agisse de l’enfance, de la paix ou de la santé, la mémoire dans sa dimension familiale étendue comme son versant collectif. L’exposition au musée du Jeu de Paume s’articule principalement en autant de moments de cette mémoire transcendantaliste et descriptions faulknériennes du Sud
Il y a tout d’abord les champs de bataille repoussés dans le temps, recouverts par la vivacité indifférente de la Nature. Sally Mann redonne vie à ces tragédies à travers une évocation spectrale, elle fait réapparaitre métaphoriquement grâce aux « stigmates » du collodion les fantômes des champs de batailles. Parfois elle va jusqu’à disposer les grains de poussière sur le verre de développement pour simuler des étoiles filantes, elle invoque les esprits, les traces mémorielles.
L’exposition se poursuit dans une articulation subtile entre la mémoire familiale et collective à travers la personne de Gee-Gee, la « nanny » afro-américaine qui éleva toute la fratrie des Munger dont Sally. Sally Mann est d’une génération d’Américains de Virginie qui a vécu la ségrégation. C’est ainsi qu’alors que la famille allait au restaurant, Gee-Gee restait dans la voiture à les attendre. Pourtant la photographe considérait cette femme comme leur mère d’adoption. Elle a donc vécu l’immense refoulement du racisme ségrégationniste qui permettait de faire cohabiter noirs et blancs dans un déni complet.
Une grande partie du travail de Sally Mann gravite autour de la relation entre la mémoire personnelle et la mémoire collective sujette à des tensions historiques et politiques.
Sally Mann mêle donc adroitement la mémoire ingénue de Gee-Gee, la conscience douloureuse de l’injustice et de l’occultation mémorielle d’une bonne partie du corps social et l’expérience spirituelle d’une sorte d’unité transcendante figurée par la Nature, c’est-à-dire sa vitalité et une de ses manifestations la plus frappantes pour une photographe, la lumière, qui du passé à aujourd’hui, de l’intime à la communauté, est la même et unique quoique qu’en perpétuel devenir.
La chair photographique
La salle d’exposition consacrée à Larry et Emmett est probablement du point de vue de la mémoire et de la « chair » photographique la plus significative. En effet, on y voit les grands tirages de plaques au collodion de son fils schizophrène qui s’est donné la mort en 2016. La série « Faces » date de 2004, mais dans l’effacement des visages de ses enfants, dont précisément Emmett, se lit déjà l’attention méticuleuse d’une mère comme l’expérience de leur éloignement en tant qu’adultes ainsi que la crainte de leur disparition. La série « Faces » est d’une certaine façon l’acmé de la démarche de Sally Mann dans la mesure où elle cumule le témoignage intimiste de la série « Immediate Family », l’effort mémoriel sous formes d’évocations spectrales du révolu (Battlefields, Southern Landscapes) ou de ce qui est sur le point de l’être, et l’expression sensuelle, inspirée pour partie du travail photographique de Cy Towmbly d’une forme diffuse de spiritualité tributaire du transcendantalisme d’Ermerson.
Dans cette salle on voit aussi des tirages de la série « Proud Flesh » qui témoigne du spectacle de la maladie. Le mari de Sally Mann, Larry, à la demande de son épouse a accepté de poser et d’exposer les méfaits de la dystrophie musculaire dont il est victime. La photographe en donne une vision transcendée, qui montre la désorganisation corporelle ainsi que la force mentale de Larry. Là encore le recours au développement sur verre permet de marquer la surface sensible elle-même, que l’artiste américaine n’hésite pas à balafrer de coulures ou à parsemer de traces de poussière. Le post pictorialisme de Sally Mann n’est donc que formel, c’est un moyen technique d’augmenter la perception de ce qui est non visible.
C’est ainsi que l’on peut voir aussi dans cette salle les rares autoportraits, (de magnifiques ambrotypes), de Sally Mann. Suite à un accident de cheval ne pouvant plus aisément manipuler son immense chambre photographique Sally Mann se prend pour modèle. Mais ce que veut avant tout l’artiste c’est témoigner de la souffrance et du spectacle angoissant d’un corps qui échappe au contrôle de celui qui l’habite.
Là encore Sally Mann œuvre comme une sorte de chaman ou d’occultiste, elle invoque ce qu’il y a entre les choses, entre elle comme conscience et son corps qui lui échappe. Il y a au-delà de la subjectivité restreinte une dimension sensorielle qui peut être dévoilée, or la photographie comme interface semble à Sally Mann le moyen idéal de révéler cette dimension émotionnelle qui est selon elle palpable. D’autant plus que la photographie de Sally Mann n’est pas la simple reproduction mécanique du visible mais bien plutôt ce qui la fonde chimiquement, tout du moins à ses prémisses, c’est-à-dire un plan impacté et marqué par la lumière. Pour que ce processus d’une grande brièveté (quelques secondes (d’immobilité du modèle) avec une chambre photographique) soit perceptible l’artiste exagère tout ce qui dénote la présence de ce plan où un moment déjà révolu s’imprime.
Sally Mann tente dans son travail sur la mémoire, intime et collective, et la préservation de la fugacité du présent de procurer à la reproduction mécanique une sensualité et matérialité qui par nature lui échappe.
Immediate Family
L’exposition se clôt très astucieusement par les débuts de la carrière de Sally Mann, qui représentent également la part la mieux connue du grand public.
Il s’agit des photographies à la chambre du quotidien de la vie de famille des Mann. Ce travail inspiré pour partie de la démarche d’Emmet Gowin (voir notre article) autre grand photographe sudiste, dont était proche Sally Mann, et qui entreprit avant elle de documenter non plus la société mais la sphère privée, en particulier avec des moyens inhabituels à savoir la chambre photographique et dans une complicité exceptionnelle avec ses proches et sa femme Edith Morris.
Mais alors qu’Emmet Gowin se livre principalement à une ode à son épouse et sa famille étendue, Sally Mann s’est concentrée essentiellement sur ses enfants et le milieu environnant, à savoir le Sud, la chaleur, les bois et l’humidité.
Dans « Immediate Family » on décèle déjà tous les thèmes qui deviendront plus explicites par la suite. La fugacité des moments d’équilibre, la prégnance de la Nature que la nudité des enfants exalte, le paysage qui fonctionne comme un acteur essentiel de l’image. Toutes ces photographies de famille sublimées qui paraissent très spontanées sont pour la plupart répétées jusqu’à ce que l’artiste obtienne l’effet désiré, sans même évoquer les contraintes techniques de la chambre photographique, maniée ici avec un brio technique époustouflant que Sally Man s’empressera d’occulter à partir de la fin des années 1990.
On peut voir aussi dans ces dernières salles des paysages désolés du Sud, dont l’évocation d’un fait divers marquant, le meurtre raciste le 28 août 1955 d’Emmett Till, un jeune noir du nord venu dans le Sud dont le corps meurtri, alors qu’il était encore vivant fut jeté dans la rivière Tallahatchie. Sally Mann remonta la route empruntée par les assassins jusqu’au lieu du crime. La série est représentée comme dans une chapelle où deux bancs dos à dos permettent de se pénétrer de l’ambiance très lourde de ces images.
La boucle muséale se replie adroitement sur elle-même et rejoint thématiquement les salles du début du parcours avec le sentiment prédominant d’avoir cheminer dans un outre monde où la lumière laiteuse du Sud dissout l’immédiat et rappelle les spectres.
Sally Mann. Mille et un passages
Musée du Jeu de Paume
Du 18 juin au 22 septembre 2019
Commissaires : Sarah Greenough et Sarah Kennel