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Sebastião Salgado à l’Académie des Beaux-Arts, intronisé par Yann Arthus-Bertrand

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Le photographe Sebastião Salgado, installé en France depuis les années 1960, a intégré à 73 ans l’Académie des Beaux-Arts ce mercredi 6 décembre. Un symbole fort pour celui qui fut réfugié politique après avoir fui la dictature de son pays, le Brésil, et qui a parcouru le monde entier dédiant sa vie au travail des hommes et à la protection de la nature. C’est Yann Arthus-Bertrand, lui aussi à l’Académie, qui l’a intronisé. Voici son discours.

 

Cher Sebastião Salgado, je me vois aujourd’hui exceptionnellement contraint de te vouvoyer.

Pour respecter l’étiquette de cette grande institution, bien sûr, mais aussi et surtout parce que vous êtes deux à nous rejoindre. Car, comme vous le dîtes vous-même, Sebastião, vous avez « une associée en tout dans la vie », l’architecte de tous vos projets. Bienvenue donc, Lélia, bienvenue Sebastião.

Je vais tenter de faire pour vous ce que mon ami Pierre Schoendoerffer avait fait pour moi : vous accueillir à bras ouverts. Vous héritez, Sebastião, d’un fauteuil très particulier. Celui de Lucien Clergue. Lucien avait une place si importante parmi nous, les photographes et les immortels, qu’il nous a fallu élire trois photographes pour oser imaginer lui succéder. Salut Bruno Barbey et Jean Gaumy. Et bienvenue. Je me sentais très seul. Nous étions 2 en 2006, nous sommes 4 aujourd’hui. Et nous allons essayer d’être plus nombreux demain. Ce n’est pas normal qu’il n’y ait pas de femme photographe parmi nous.

La dernière fois que je suis monté à cette tribune, lorsque vous m’avez accueilli, je vous ai parlé d’amour. Aujourd’hui, pour vous installer, Sebastião, je vais encore vous parler d’amour. Je vais vous parler d’amour à l’endroit même où Jean d’Ormesson, recevant Simone Weil, lui avait dit : « Nous vous aimons, Madame. » La nature humaine est ainsi faite. On aime, on sait ce que c’est que d’aimer. On éprouve de l’amour comme si on n’y pouvait rien. En revanche, on espère être aimé. On désire être aimé. On doute d’être aimé. On n’est jamais sûr d’être aimé. Eh bien vous, Sebastião, vous avez la chance d’être aimé. Et je crois que c’est votre secret. Vous avez la chance d’être aimé par Lélia, d’abord. Aimé par Juliano et Rodrigo, vos deux fils, et Flavio, votre petit-fils. Vous avez la chance d’être aimé malgré les obsessions, malgré les absences, malgré les épreuves et surtout, malgré votre humanité. Parce que votre humanité, elle est un peu envahissante.

Rendons-nous là où l’histoire a commencé. Dans la ferme de vos parents. Dans la vallée du Rio Doce. Le fleuve doux. Près de la ville d’Aimorés, au sud-est du Brésil. A 700 km au nord de Rio. Au cœur de la Mata Atlantica. Cette forêt qui s’étire sur le littoral brésilien. L’Eldorado de Darwin. En 1832 et en une seule journée, le père de la théorie de l’évolution y a frénétiquement récolté 68 scarabées différents. Dans cette forêt sont nées des milliers d’espèces uniques sur Terre… et vous, Sebastião. Vous arrivez le 8 février 1944. Vous êtes élevé dans votre coin de paradis avec vos 7 sœurs. 7 sœurs !

Vous êtes élevé avec vos 7 sœurs, entouré d’oiseaux, nageant en compagnie des caïmans et dans le bonheur. Vous avez le teint clair, alors, petit, on vous pose toujours sous un arbre et sous un chapeau. A vos yeux, la silhouette de votre père se découpe dans la lumière. Vous avez appris très tôt l’art du contre-jour, bien avant celui de la photo. La ferme familiale fonctionne en parfaite autonomie. Elle fait vivre et nourrit environ 35 familles.

Tout ce qui y est produit y est consommé. Il n’y a guère que les tissus qu’on achète à la ville.

D’ailleurs, quand Lélia fera votre connaissance quelques années plus tard, elle pensera d’abord que vous ne possédez qu’une seule tenue que vous lavez tous les soirs : un pantalon kaki et une chemise bleue. En réalité, votre père a tout simplement acheté des rouleaux de tissu et votre mère, Decia, vous a confectionné vos vêtements, tous de la même couleur.

Jeune homme, le cours de la vie vous oblige à abandonner votre paradis. Direction la côte, la ville de Vitoria et la vraie vie d’étudiant. La colocation. Le marxisme, radical. Et puis les petits boulots… Dont un à l’Alliance française. Une jeune fille lumineuse y étudie. Une pianiste aux 10 ans de conservatoire. Ça s’appelle un coup de foudre. Deux jours après votre rencontre, vous êtes ensemble. Ensemble pour toujours. Lélia a 17 ans, Sebastião, 20. Un coup de foudre et la chance de votre vie. Car, et je cite ici un de nos amis communs : « Sans Lélia, Sebastião ne serait jamais devenu Salgado. »

Sebastião, vous préférez les voyages aux études et votre père désespère de faire de vous un avocat. Mais vous vous prenez alors d’une véritable passion pour la macroéconomie et les finances publiques. Vous êtes sélectionné parmi les 20 meilleurs étudiants en économie du pays pour un tout nouveau Master à l’université de Sao Paulo. Vous êtes diplômé en 67. L’année de votre mariage. Le Brésil est en plein boum. Le début de la grande industrialisation.

Vous voilà nommé grand commis de l’état de Sao Paulo, conseiller auprès du ministre des finances, entre autres.

Vous avez 24 ans et votre route semble tracée. Mais la vie a d’autres plans pour vous. Le Brésil est devenu une dictature de plus en plus féroce et votre engagement à l’extrême gauche de plus en plus fort. Vous versez la moitié de votre salaire à votre organisation, qui milite sans relâche contre la dictature. Le second coup d’état de 1968 sonne définitivement le glas des espoirs de démocratie. Ne restent que deux options : l’exil ou la clandestinité. C’est votre groupe politique qui décide et vous sauve sans doute la vie. Ce sera l’exil.

Une grande université américaine vous propose une bourse. Il y a aussi la possibilité du bloc soviétique. Mais c’est une autre terre d’asile que vous allez choisir. Un pays où on n’a pas de pétrole mais des idées. La France a toujours eu ce lien si fort avec les intellectuels brésiliens.

Ne lit-on pas « Ordem e Progresso », « Ordre et Progrès », la devise d’Auguste Comte, sur le drapeau du Brésil ? Le couple Salgado s’installe en France en 1969. Sebastião, vous préparez une thèse d’économie agricole.

Vous habitez à la cité U et vous allez, je vous cite, « apprendre la solidarité en France ». La gauche, les associations catholiques, les médecins et les bénévoles vont tendre la main et ouvrir les bras aux réfugiés politiques brésiliens et à tous les sud-américains. Des femmes et des hommes parfois brisés, sans-papiers et sans ressources. Vous avez 26 ans, Sebastião. 26 ans et vous n’avez pas encore pris une photo. Votre histoire, Lélia et Sebastião est celle de deux vies entrelacées, qui s’éloignent pour toujours se retrouver. Et la manière dont ce premier boitier photo a atterri dans vos mains ressemble à une fable. Une fable dont la morale est qu’ensemble, vous arrivez toujours à redonner du sens à la vie. Juste avant votre départ du Brésil. Alors que vous ne savez pas si vous reviendrez un jour sur votre terre natale, vos parents, Lélia, meurent brutalement, coup sur coup. Vous n’allez pas pouvoir rejouer du piano pendant des années. Vous abandonnez une partie de vous-même au pays.

A Paris, Lélia, vous entamez alors des études d’architecture aux beaux-arts. Et pour vos cours vous avez besoin… d’un appareil photo. Vous l’achetez en Suisse, pour le payer moins cher.

Sebastião y glisse un film. Le boitier est prêt. Reste à faire une photo. La première photo de Salgado qui ne sait pas encore qu’il va devenir Salgado. C’est un portrait de vous, Lélia. Et en couleur ! Sebastião, vous venez de faire connaissance avec votre vocation. Grâce à Lélia…

Vous installez un petit studio photo à la cité U. La passion est en marche, irrésistible, dévorante. Mais le destin veut encore vous tester. Le café est un des fils rouges de votre vie. Votre père avait dû abandonner sa pharmacie pour cultiver du café. Bien plus tard vous lui consacrerez tout un livre, à ce café, dont l’odeur est pour vous le parfum du Brésil. Ce café dont vous ne buvez pourtant pas une goutte, vous ne le tolérez pas. Comme si Proust ne digérait pas sa madeleine.

Et là, alors que vous n’avez pas fini votre thèse, c’est l’organisation internationale du café, donc, qui vous offre un très beau poste à Londres. Vous voilà dans un bel appartement, au volant d’une Triumph Spittfire. On vous propose même de rejoindre la prestigieuse banque mondiale à Washington. Le problème, c’est que vous avez toujours envie d’être ailleurs. Le problème c’est que votre travail vous a mené à travers l’Afrique et qu’en rentrant, bien avant de rédiger vos rapports, vous n’avez qu’une envie : développer vos photos. Et là, c’est sur le lac de Hyde Parc, à bord de la petite barque que vous louez le dimanche que vous allez prendre, ensemble, la meilleure et la moins raisonnable des décisions. Sebastião Salgado sera photographe.

Retour à Paris, dans une chambre de bonne. Toutes les économies passent dans l’achat de matériel photo. Sebastião Salgado sera photographe, oui, mais photographe de quoi ? Sport, mariage, portraits, nus ? Tout y passe pour essayer de gagner vos vies. Ce que vous ne savez pas encore, c’est que les années 1970 vont être l’âge d’or du photojournalisme et que Paris sera le centre de cet univers. C’est la grande époque des agences photos françaises. Vous allez collaborer successivement avec Sygma, Gamma puis pour le mythique collectif Magnum fondé par Henri Cartier Bresson et Robert Capa.

En 1973, vous êtes un des premiers au Niger. Il y règne une sécheresse terrible, et vos photos vous ouvre les portes, je vous cite, de « la grande presse ». Lélia est là et Juliano aussi, car Lélia est enceinte. Juliano nait à Paris en 1974. Lélia travaille à côté des ses études. Vous traversez l’Europe, l’Afrique et les conflits et pendant ce temps-là, Lélia montre partout vos photos. Et c’est Salgado l’économiste qui impose à Salgado le photographe le thème de son œuvre : l’humanité. Vous allez photographier les oubliés, les exploités, les déplacés. Souvent dans des zones de conflit. Avec les risques que cela comporte. D’ailleurs, savez-vous quand Lélia a cessé de s’inquiéter pour vous ?

En 1975, vous partiez pour l’Angola en pleine guerre civile. Lélia pleurait en vous accompagnant à l’aéroport. Et vous savez comment elle a réussi à arrêter ? En vous observant. Absolument insouciant. Pourquoi s’inquiéter pour vous si vous ne vous inquiétez pas pour vous-même ? Voilà ce qu’elle s’est dit. Pourquoi pleurer alors qu’il est là, à l’aéroport, tout sourire.

« Nous comprenions l’urgence qui le poussait à partir », dira plus tard votre fils Juliano. Malgré l’absence, malgré le manque. Pour lui vous étiez le papa aventurier, un « Indiana Jones ». Avec Lélia vous allez imaginer des projets photographiques géants et de très longs voyages. Le premier de ces projets, c’est « Autres Amériques ». Le Brésil vous manque trop. Alors faute de pouvoir encore y retourner, vous entamez en 1977 une série de reportages en Amérique latine à la rencontre des amérindiens et des paysans. Deux civilisations en voie de disparition.

8 ans de travail pendant lesquels le monde va beaucoup changer. Et Votre monde va aussi beaucoup changer. En 1979, est né votre second fils : Rodrigo. Rodrigo porte le gène de la trisomie 21. Comme le dit Lélia, Rodrigo est le plus bel enseignement que la vie vous a donné.

Je raconterai simplement que la dernière fois que je suis venu chez vous pour votre anniversaire, vous vouliez à tout prix me montrer un film. Un film de vacances. Vous étiez si heureux de me montrer ces images. Si fier ! Votre sourire était immense. Rodrigo, aujourd’hui adulte, y apprenait à faire de la plongée. Chaque petite victoire de Rodrigo est une grande victoire pour vous. Rodrigo, qui est à vos côtés, vous a tant appris dans la vie. Et je sais qu’il est très triste aujourd’hui car il a perdu son ami, Johnny.

Le 31 décembre 1979 vous êtes rentré au Brésil après plus de 10 ans d’exil. Quel choc. Il faut savoir que votre terre natale est aussi la plus grande région minière de la planète. Urbanisation, élevage, culture intensive… Votre forêt a aujourd’hui perdu plus de 90% de sa surface initiale. Et 60% de la population brésilienne vit désormais sur l’ancien territoire de cette forêt. Vous ne reconnaissez ni votre pays, ni vos proches. Vos parents sont vieux, et votre ferme est une croute pelée. Et vous, Sebastião, photographe que vous êtes, vous avez encore envie d’être ailleurs. Vous empruntez la voiture de votre sœur et vous partez pour le nord-est du Brésil. Les paysans sans terre, leur révolte et leur exil. Voilà comment vous terminez Autres Amériques, votre premier grand livre. Paru en 1986, vite épuisé, livre culte. Le noir et blanc, bien sûr. Votre grain. Votre lumière. Votre premier chef d’œuvre à vous, Sebastião, et à vous aussi, Lélia. Car votre travail d’édition et de maquette est tout de suite remarqué. Une sélection minimaliste de 49 photos, pour la plupart reproduites en double page. Encore une autre histoire révélatrice de votre détermination.

En 1981, vous êtes au bon endroit au mauvais moment. Le New York Times vous avait commandé un reportage sur les 100 premiers jours de Ronald Reagan. Vous êtes là, à la sortie d’un hôtel lorsqu’un déséquilibré tire sur le président américain. Vos photos vont faire la une dans le monde entier. Votre réaction ? La peur. Peur d’être catalogué comme le photographe de l’attentat de Reagan. Reporter oui, mais pas de l’instant. Le travail de Salgado se situe en amont ou en aval de l’actualité. Il la devance ou l’explique. Alors, avec Lélia vous décidez de ne plus distribuer cette série de photos. J’ai donc respecté votre choix. Et je ne vous montrerai pas ces photos, chers amis.

Et c’est là que notre amitié commence. Nous sommes invités à la montagne pour un forum de la photographie. Vous deux, et moi avec Anne, ma Lélia à moi, qui a tant fait pour moi. Et me voilà qui m’improvise moniteur de ski avec mon niveau première étoile. Je vous fais descendre une piste noire en chasse-neige. Un souvenir épouvantable pour vous, mais notre amitié y a survécu. D’ailleurs on n’en parle jamais.

Entre 1984 et 1986, pour Médecins sans frontières, vous retournez au Sahel. Le Mali, le Tchad, l’Éthiopie, le Soudan…La sécheresse, la famine, le choléra… Un reportage terrible. Des photos si dures. Des vies si dures. Une telle injustice. Des camps de réfugiés immenses, les plus grands jamais vus. Vous dites que vous aviez une envie folle de montrer qu’une immense partie de l’humanité était dans la plus grande détresse. Vous abandonnez définitivement la couleur en 1987. Vous expliquez que la couleur vous fait perdre votre concentration. Le noir et Blanc vous permet de donner de la dignité à votre sujet et de vous focaliser sur lui.

Il est temps d’entamer votre deuxième grand voyage photographique : La main de l’homme. Pour moi ce travail est un exemple à étudier pour tous les jeunes qui rêvent de devenir photographes et qui cherchent un sujet. Comment faire d’une idée toute simple une œuvre magistrale. Matérialisation de votre obsession pour la disparition du travail manuel. Un voyage de 6 ans. Dans l’enfer des mines de la Sera Pellada au Brésil, vous photographiez les hommes réduits en esclavage par la soif de l’or. 50.000 hommes qui descendent sans relâche dans un trou gigantesque, 70 mètres plus bas, couverts de boue.

Au Bangladesh, vous arpentez à Chittagong le plus grand cimetière de bateaux au monde. Des dizaines de milliers de bangladais y démantèlent les épaves venues de toute part. Au Koweït, en 1991, vous immortalisez ces pompiers nord-américains venus éteindre l’incendie infernal allumé par les troupes de Saddam Hussein. 700 puits de pétrole en feu. L’enfer sur terre mais paradoxalement le paradis pour un photographe. Un spectacle irréel. Une mise en scène incroyable, unique dans l’histoire, si fascinante que vous n’arrivez pas à la quitter.

La main de l’homme, c’est 40 reportages, 25 pays, 75 expositions et des millions de visiteurs. Et Salagado insiste sur le rôle de Paris Match dans ce succès. La fidélité de Roger Théron, d’Alain Genestar, qui a fondé Polka et maintenant Olivier Royant. En 1994 vous quittez Magnum et fondez avec Lélia votre propre agence à Paris dédiée à vos travaux : Amazonas Images. Place à Exodes, 6 ans de travail pour une quarantaine de pays explorés. Guerres, fuites, exils… Génocides ! Dans les Balkans, vous êtes le témoin de ce que nous pensions tous impossible : un nettoyage ethnique en Europe. Le voisin devient bourreau. L’ami devient tortionnaire.

Et puis vient le Rwanda. Vous connaissiez très bien le Rwanda. Avant d’être photographe, vous aviez participé à l’implantation de la culture du thé dans le pays. Un paradis, disiez-vous. Mais l’enfer s’est installé au paradis. Des cadavres entassés sous les bananiers, des cadavres sur les routes, des cadavres dans les rivières. Des cadavres, des mourants, des cadavres. A Goma, vous voyez 12.000 êtres humains mourir chaque jour du choléra.

Une colonne de 250.000 personnes fuit vers la forêt du Congo. Vous les rejoignez en train. Mais sur ces 250.000 réfugiés, on ne retrouvera que 40.000 rescapés. 40.000 rescapés qui seront encore chassés du Congo sous vos yeux et qu’on ne reverra jamais. Chassés vers une mort certaine à leur tour.

Où est Dieu ? Où est Dieu ? Quel est le sens de tout ça ? Je vous cite : « Combien de fois j’ai posé mes appareils pour pleurer ? » La réalité vous accable : l’homme est une bête. Une bête féroce. Et l’histoire des massacres est une histoire sans fin. Alors que je vous parle, cette histoire se répète pour les Rohingyas en Birmanie. « La voix de Salgado nous dit des choses que nous ne voulons pas savoir », affirme Salman Rushdie. Quelque chose que même Salgado ne voulait pas voir, pourrait-on ajouter. Des atrocités que Salgado ne voulait pas voir mais qu’il avait le devoir de photographier, parce qu’il fallait les photographier. Exactement comme il fallait photographier l’ouverture des camps de concentration. Pour le montrer au monde. Pour qu’on n’oublie jamais que le Rwanda est le pire génocide depuis la Shoah. Vous dites : « Je ne voulais pas partir, je devais rester pour que le monde sache ».

Un sacrifice. Car les génocides ont eu raison de vous. Oui ! Salgado l’invincible, Salgado le trompe-la-mort, est malade. Et il ne sait pas de quoi. Il a mal. Vous racontez même que lorsque vous faites l’amour, vous saignez. C’est un autre photographe, qui a sa petite notoriété, Henri Cartier Bresson, qui vous envoie vers son médecin personnel. Le diagnostic est terrible : vous n’avez rien ! Votre corps se révolte tout simplement contre ce qu’il voit. Votre corps ne veut plus pleurer, ni vomir entre deux photos. C’est une réaction auto-immune contre votre œuvre. Il faut arrêter le massacre. Il faut arrêter les massacres. Vous êtes tout proche de perdre foi en l’humanité. « S’il pouvait penser, le cœur s’arrêterait », écrit Pessoa.

Chaque image de Salgado est un miroir qu’il nous tend. Un miroir sans tain derrière lequel il nous observe. Il regarde nos réactions. Et quelque part nous l’avons déçu. Car vous vous dites alors, Sebastião, que tout cela n’a servi à rien. Que votre travail, celui des tous les photographes, des journalistes, des médias, n’a rien changé et ne changera jamais rien. Notre société a appris à vivre son quotidien en compagnie de l’horreur. Et vous voilà dans une grande détresse. Mais qui va bien pouvoir vous tirer de là, qui va réussir à vous ressusciter ?

Lélia, encore elle, a une idée. Dans les années 90 vous avez repris la ferme familiale. Ce paradis perdu. Déboisé. Qui ne ressemble plus à rien. Pourquoi ne pas replanter la forêt ? Voilà ce qu’elle vous propose. Tout simplement. Planter des arbres, Lélia. Ça, faut déposer l’idée. C’est un concept incroyable. Vous imaginez si tous les dépressifs du monde se mettaient à planter des arbres ? On se sauverait nous-mêmes, on sauverait le monde et on sauverait notre avenir. Le souci c’est que vous n’êtes alors ni écolos, ni jardiniers, ni botanistes… Heureusement vous avez la chance d’être complètement fous. D’ailleurs tout le monde vous le dit. La première année, vous perdez 60% de vos plantations. Trois ans plus tard vous n’en perdez que 10%. Vous apprenez sur le tas. Avant de mourir, votre mère Decia, et votre père, Sebastião senior, voient refleurir leur forêt. 2 millions et demi d’arbres replantés en 15 ans. Les jaguars, les oiseaux, les caïmans, les singes… 300 espèces se réinstallent chez vous, enfin plutôt chez eux.

L’institut Terra, votre ONG fondée en 1998 projette aujourd’hui de replanter 100 millions d’arbres en 30 ans et de faire rejaillir des centaines de sources d’eau pour sauver le fleuve doux. La ferme familiale est désormais une réserve nationale protégée. Autour de l’ancienne étable, Lélia, l’architecte de tous vos projets, a installé un laboratoire de semences, un centre éducatif, une cantine, des dortoirs, des salles de classe, un cinéma, un théâtre… On y forme étudiants, professeurs et agriculteurs. Nous cherchions Dieu tout à l’heure, peut-être est-il dans les arbres. Vous voilà ressuscité en tant qu’être humain Sebastião. Reste encore au photographe à renaître.

Nietzsche nous dit : « L’art, rien que l’art. Nous avons l’art pour ne point mourir de la vérité. » Tout le clan Salgado sait que Sebastião doit reprendre la photographie. Mais plus question de couvrir les drames, les conflits. Plus question de se pencher sur l’abîme de trop près. Non, vous allez photographier ce qui vous a redonné espoir : la nature… La vie sur Terre ! C’est après la lecture du célèbre livre de Charles Darwin, Le voyage du Beagle, que vous vous lancez dans votre nouveau voyage, Genesis, en passant d’abord trois mois aux Galapagos. Vous revenez aux sources de la vie en immortalisant les êtres vivants les plus proches de nos origines. Les plus purs. En Russie, sur la péninsule du Kamtchatka. Sous la neige, par un vent d’enfer et dans un froid glacial, vous attendez huit heures au milieu de la plaine que la lumière que vous désirez perce enfin les nuages. Vous êtes un peu obstiné, un peu exigeant, un peu perfectionniste… Un peu photographe !

Genesis, c’est 36 pays et une quarantaine de voyages qui durent parfois 2 ou 3 mois. Et des dizaines de milliers de photos. Genesis devait être votre dernier projet, bien sûr… Mais vous êtes comme tous nos amis photographes. Je ne connais pas de photographe à la retraite. On mourra avec notre boitier a la main.

Votre travail actuel c’est l’Amazonie, à la rencontre des tribus d’indiens, entre eau et forêt. Et toujours la patience et l’obstination. Se faire accepter, attendre, ne jamais renoncer. La méthode Salgado.D’ailleurs, chers amis, savez-vous ce que Salgado veut dire en portugais ? Salé ! Salgado signifie : salé. Le sel de la Terre, c’est le titre du film documentaire qu’ont consacré à votre vie, votre fils Juliano Salgado et Wim Wenders. Rien que ça. Deux réalisateurs et admirateurs hors norme. Une palme d’or et un fils. Et le César du meilleur documentaire, entre autres. Mais c’est surtout grâce à ce film qu’est née une des plus belles histoires d’amour : l’amitié entre un père et son fils devenu adulte. Le sel de la terre…

« Vous êtes le sel de la terre. Mais si le sel perd sa saveur, avec quoi la lui rendra-t-on ? Il ne sert plus qu’à être jeté dehors, et foulé aux pieds par les hommes. Vous êtes la lumière du monde. Une ville située sur une montagne ne peut être cachée et on n’allume pas une lampe pour la mettre sous le boisseau, mais on la met sur le chandelier, et elle éclaire tous ceux qui sont dans la maison… »

C’est beau !? Mais ce n’est pas de moi. C’est le début du sermon sur la montagne, de Jésus-Christ. On met une lampe sur le chandelier et elle éclaire toute la maison. Eh bien ici, c’est votre nouvelle maison. Et si je suis si heureux de vous accueillir, c’est que je sais que cette belle maison, vous allez l’éclairer de votre lumière. Parce je suis sûr que votre humanité et votre vitalité vont nous faire un bien fou. Parce qu’avec vous, nous allons devenir meilleurs.

Bienvenue chère Lélia, bienvenue cher Sebastião. Je vous aime vraiment beaucoup.

Yann Arthus-Bertrand

Yann Arthus-Bertrand est un photographe, reporter, réalisateur et écologiste français, membre de l’Académie des beaux-arts. Il vit à Paris et travaille un peu partout dans le monde.

http://www.academiedesbeauxarts.fr/

 

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