Artiste japonaise née en 1967, Sakiko Nomura fait partie de ces photographes qui entretiennent une tradition du noir et blanc très contrasté, avec un grain marqué et une sensibilité à vif. Si certaines de ses séries s’offrent à voir en couleur, Sakiko Nomura est surtout reconnue pour son travail sur le nu masculin en monochromie, qu’elle a commencé il y a plus de vingt ans. Photographiant ses modèles dans des chambres aussi dénudées que les corps, la photographe semble construire ses images dans l’ombre. Sculptant, redessinant, elle laisse quelques fois pudiquement se découvrir quelques pans de lumière dévoilant l’insondable intimité de ses sujets. C’est d’ailleurs là même le sujet de prédilection de l’artiste. Amour, sexe, relations humaines et fragilité des êtres. L’intimité est au cœur du travail de Sakiko Nomura.
Et c’est encore le sujet de La guerre et une femme, publié en 1946, soit un an après la fin de la Seconde Guerre Mondiale. L’histoire se déroule sous le tonnerre des bombardements aériens qui pleuvent sur Tokyo et décrit la relation d’un homme, Nomura, écrivain à ses heures perdues, avec une ancienne prostituée, « la femme ».
Peignant leur relation complexe et torturée, basée sur leur croyance à tous les deux que la guerre finira par leur retirer la vie, Ango Sakaguchi fait osciller ses protagonistes entre le monde des morts et celui des vivants. Leurs corps se faisant et se défaisant, racontent leurs allées et venues entre la tentation d’un abandon au désespoir d’une fatalité mortelle et les éclairs d’espoirs les faisant sursauter dans leur apathie suicidaire.
La nouvelle sera initialement censurée par les Alliés et sera publiée sous sa forme originale et intégrale en 2000.
Écrite en deux versions (La guerre et une femme, contée du point de vue de l’homme et La guerre et une femme, suite, qui reprend le point de vue de la femme), la version ici choisie est celle racontée du point de vue de l’homme, Nomura. Coïncidence ou non, Nomura, c’est aussi le nom de la photographe, elle-même habituée à photographier des nus masculin. Or dans Ango, aucune présence masculine évidente n’est visible. Les figures féminines se suivent, toutes plus solitaires les unes que les autres, semblant illustrer ce que perçoit Nomura (l’homme et la photographe ?) quand il regarde « la femme » – en jeu de miroir, on se demande qui regarde qui et qui voit quoi. Le personnage et l’artiste se fondent pour mieux s’effacer devant la perception subjective du spectateur.
Mais que perçoit-on exactement ? De la solitude, c’est certain. Un sentiment de perdition, d’un temps figé où la présence de la mort impersonnelle est omniprésente, et parfois explicitement montrée – comme ce magnifique champ de tombes toutes identiques prêt à s’effacer sous la blancheur de la neige. Il y a aussi comme un sentiment d’anonymat. On pourrait parler de «la femme» comme «des femmes», et peut-être est-ce aussi pour cela que l’on ne s’étonne à aucun moment de l’absence de nom pour ce personnage pourtant principal.
Si bookstore M, avec à sa tête le designer Satoshi Machiguchi, a choisi le thème de la guerre pour cet ouvrage, ce n’est pas un hasard.
Présent à Paris au moment des attentats du 13 novembre 2015, Satoshi Machiguchi dit avoir été fortement choqué par les événements et avoir ressenti le besoin de parler des traumatismes engendrés par les conflits.
Le designer explique également la volonté de faire se rencontrer un écrivain et un photographe en disant: « Lorsque les deux volontés fusionnent, elles acquièrent un certain pouvoir d’expression, et produisent un résultat unique ».
Il en résulte effectivement un objet aux pages biseautées à la forme atypique et asymétrique qui renforce encore le déséquilibre vécu par les deux personnages de Sakaguchi, et illustre finalement dans la forme même de l’objet leur impossible repos.
Sakiko Nomura – Ango
06.11.18 – 12.01.19
Gallery &CO119
119 rue Vieille du Temple
75003 Paris