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Sagittaire, Un portrait de Guy Bourdin

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Son nom : Tintin Törncrantz. Il est suédois. Il dirige le magazine en ligne The Stockolm review et il vient de consacrer son dernier numéro à Guy Bourdin. Son texte est remarquable. J’ai été relativement proche de Guy. Tout dans ce texte est exact. Par 2 fois, il me cite et je ne l’ai jamais rencontré, pourtant les propos rapportés sont justes ; c’est très rare ce professionalisme ! Voici son texte !
Jean-Jacques Naudet

Le numéro d’American Vogue publié en mai 1975 fait l’effet d’une véritable bombe : brandissant l’érotisme incendiaire qui s’exhibe sur ses 26 pages, il proclame l’avènement d’une nouvelle ère dans la photographie de mode. Influencée par les déviances punk, disco et glamour, elle puise ses racines dans un érotisme hautain, dévoilant un univers faussement sophistiqué, en déséquilibre permanent, comme le décrit Rebecca Arnold dans son livre « Fashion, Desire and Anxiety: Image and Morality in the 20th Century » (mode, désir et anxiété : image et moralité au xxe siècle). La série saphique « Bathhouse » (les bains) de Deborah Turbeville y côtoie « The Story of Ohhh » (histoire d’ohhh) de Helmut Newton, avec l’image somptueuse de Lisa Taylor sur un canapé, jambes écartées comme un homme, son regard de braise fixé sur sa proie masculine. S’y ajoute un miracle photographique indéchiffrable, la campagne Charles Jourdan signée Guy Bourdin (1928-1991), une vanité moderne tissée de plaisirs excessifs présumés, de violence luisante et de mort brutale sur un trottoir.

Au cours d’un entretien passionnant publié dans Popular Photography en avril 1938, le célèbre photographe de Vogue Cecil Beaton décrit son fantasme artistique : « au lieu d’illustrer une femme en tailleur sport dans un studio, ce qui serait fabuleux, ce serait de prendre la même femme dans le même tailleur, dans un accident de la route, avec des lambeaux de chaire sanguinolente partout et des morceaux de carrosserie ici et là. Mais forcément, ce serait interdit ». Dans les années 1970, sa période la plus emblématique, Guy Bourdin, qui ne parle pas l’anglais mais a eu vent de ces paroles, reprend le concept avec les travaux mythiques qu’il réalise pour Vogue et Charles Jourdan. Ses scènes de crime fabriquées de toutes pièces transportent le public dans son univers surréaliste imprégné d’hédonisme insouciant, sombre, amusant et plein de charme. Rien ne reste de la femme disparue que sa silhouette tracée à la craie (qui ressemble étrangement à celles qui parsèment les collines du sud de l’Angleterre), quelques mares de son sang et des chaussures roses Charles Jourdan jetées par terre. En toile de fond : une Lincoln Continental bleu nuit rangée le long du trottoir. Cette année-là, Cecil Beaton estime que Bourdin est « à n’en pas douter le photographe de mode le plus intéressant de Paris ».

« Le monde fantastique de Bourdin croise parfois celui de la réalité et ses réactions peuvent paraître bizarres », suggère Erla Zwingle dans American Photo (décembre 1989). Le photographe n’accordait presque jamais d’interview et elle a eu le rare privilège de le rencontrer dans son studio. « Personne ne peut nier que sa vie entière, jusqu’à ses conflits, est organisée pour se conformer à lui seul et personne d’autre. », poursuit-elle. Joe Moore, collaborateur de la maison Jourdan, est cité dans le même article. Pour lui, l’œuvre de Bourdin « a façonné l’image de Charles Jourdan telle qu’elle est encore aujourd’hui. Parfois, nous approuvions et parfois non. La plupart du temps, les images de Guy Bourdin n’avaient rien à voir avec notre produit. D’un point de vue marketing et entre nous, en interne, nous étions souvent en désaccord. Nous passions notre temps à débattre de la validité de son travail. Mais personne n’a jamais remis en question son approche artistique, qui était tout à fait unique. Malgré le temps qui passe, nos clients associent toujours Jourdan et Guy Bourdin, ce qui démontre bien la puissance de l’identité qu’il nous a aidés à créer. »

Mannequin, Susan Moncur dit du photographe que « tout le monde voulait travailler avec lui. Si on était son mannequin préféré du moment, on avait l’impression que c’était un tel privilège qu’on aurait fait n’importe quoi, même des choses dangereuses, rien que pour lui faire plaisir. » Sa collègue Wallis Franken, qui a survécu à Guy Bourdin mais pas à la cruauté de son époux le couturier Claude Montana (elle se suicidera en 1996), raconte au New Yorker (7 novembre 1994) qu’elle comprenait « son sens de l’humour, qui était complètement tordu mais vraiment très drôle. Si on réagissait mal, il pouvait vous pousser à bout. Mais je le trouvais si amusant que je jouais volontiers les complices avec lui. Les autres filles pleuraient souvent à cause de lui. Nous étions toutes engagées, mobilisées. »

La vie personnelle de Guy Bourdin est marquée par des vies gâchées et par la mort. Submergée par sa relation chaotique avec lui, l’Américaine Holly Warner, qui lui a servi d’interprète pendant un shooting Jourdan à New York, s’est « tout simplement » coupé les veines. « Guy était tout à fait tyrannique », confirme-t-elle. « Ses règles à lui ne s’alignaient pas sur la normalité ». L’homme abandonnera sa femme Solange et leur bébé Samuel en 1968, répétant ainsi l’acte qu’il n’avait jamais pardonné à sa propre mère.

Ayant appris que son mari a invité sa nouvelle conquête Sybille Dallmer à s’installer avec lui rue Pélican, non loin du Louvre, Solange se suicidera en avalant un flacon de calmants. Sybille a été l’amie de la jeune Autrichienne Eva Gschopf, qui est restée avec Guy Bourdin jusqu’à ce jour fatal du mois de septembre 1969, lorsqu’elle tombe d’un arbre à Woodstock. Elle partage les traits, le teint pâle et la chevelure rousse de son amie, à l’instar de la mère que Bourdin a tant décrié.

Dans leur ouvrage « L’esprit des seventies », Alexis Bernier et François Buot décrivent ceux qui peuplent l’ère disco en France. Pour eux, ces derniers sont plus jeunes, moins cyniques et moins utopistes que leurs grands frères de Mai 68. Ils prennent un malin plaisir à adopter l’inverse des idéaux d’une génération qui, d’après eux, a totalement échoué. Leur culte de la célébrité représente ainsi le plus grand affront qu’ils puissent porter à ceux qui avaient aspiré à une société égalitaire.

C’est désormais la mode qui fait battre le cœur de la capitale et non plus l’art, estime Alicia Drake, auteure de « The Beautiful Fall: Fashion, Genius and Glorious Excess in 1970s Paris » (l’automne merveilleux : mode, génie et excès magnifiques dans le Paris des années 1970). Pour elle, il est inévitable à l’époque que le réel succès du Paris punk s’apparente à une pose esthétique, qui reflète une superficialité assumée avec un regard volontairement subversif. Et c’est précisément cela qui marque l’avant-gardisme de Bourdin à l’apogée de sa carrière, tout au long d’une décennie décadente parée de couleurs riches et teintée de sombres fantasmes. Son art déconcertant donne dans l’obsession du morbide et ne s’encombre jamais de l’image sucrée et colorée du Moi que cultivent les cohortes de la mode.

Il suffit d’écouter ce qu’en dit Philippe Garner, pontife de la photographie, dans le documentaire de la BBC « Dreamgirls: The Photographs of Guy Bourdin » (filles de rêve : les photographies de Guy Bourdin) en 1996 : « dans ses photographies, le désir devient une émotion particulièrement confuse et complexe qui n’a absolument rien à voir avec l’appétit charnel. Ses images racontent les problèmes que suscite le désir, la difficulté à établir un lien. »

Dans le numéro de novembre-décembre 2001 de American Photo, Christian Caujolle explique que les images de Bourdin qui restent en mémoire s’apparente à des événements. Il est important de comprendre que le seul support qu’il ait jamais accepté est le magazine. Pendant longtemps après sa disparition, aucun livre, catalogue ou exposition ne donne accès à ses travaux. La rétrospective organisée par le Victoria and Albert Museum de Londres en 2003 est la première à présenter l’art de Guy Bourdin. Elle a d’ailleurs parcouru le monde, sans cependant atteindre les États-Unis.

Alistair O’Neill, commissaire de l’exposition « Guy Bourdin: Image Maker » (Guy Bourdin : créateur d’images) programmée par le centre culturel londonien Somerset House, raconte à Hunger magazine (25 novembre 2014) que pour lui, Bourdin était un « fétichiste de la composition » et qu’il travaillait autant comme directeur artistique que comme photographe. Plus qu’aucun autre photographe de son époque, l’artiste est habité par une conscience extrême de la façon dont son travail va être lu, et c’est cela qui captive Alistair O’Neill : « le magazine lui-même, les sensations qu’il procure en mains, lorsqu’on le tient et qu’on tourne les pages, l’effet que produit une double page dans le paysage, tous ces éléments sont au cœur de ce qui absorbe Bourdin. Être en mesure d’exposer ces exemples extraordinaires de son travail en grand format, c’est une occasion unique. Malgré tout, on perd une partie de la logique du magazine. »

Partons pour Stockholm. « Bourdin était un nom incontournable sur notre liste des photographes historiques à exposer, » explique la directrice marketing de Fotografiska, Margita Ingwall. « Pour cette exposition, Shelly Verthime et nous voulions nous concentrer sur l’homme derrière l’objectif, le photographe, l’artiste, Guy Bourdin le pionnier, et non sur ses seules photos. C’est avec ces considérations en tête que nous avons conçu et organisé l’exposition. » Alors qu’importe si la logique du magazine vous échappe lorsque vous vous fraierez un chemin haletant dans la « chambre noire » à l’étage de Fotografiska ! L’exposition « Guy Bourdin Avant-Garde », dirigée par Verthime (également co-commissaire de l’exposition à la Somerset House), est un amas – et un désordre – somptueux de beauté bizarre, dans sa forme la plus pure.

Ceci n’est pas du baratin : « Être un peintre qui ne cherchait pas à être connu ou riche, ni à séduire les femmes, a permis à mon père d’avoir une approche totalement différente de son travail. C’était un faiseur d’images avant tout. Il connaissait tous les musées d’Europe et avait une connaissance encyclopédique de la poésie. En tant qu’autodidacte, il n’a jamais cessé d’apprendre et d’explorer. Son but dans le travail, c’était de s’exprimer, d’explorer et de repousser ses limites créatives, sans plan marketing » expliquait Samuel Bourdin à Kristin Farr dans le magazine Juxtapoz, l’année dernière (avril 2015). De toute évidence, il éprouve pour son père bien plus d’affection qu’Antony Penrose pour sa mécréante de mère (Lee Miller). « Il fuyait la notoriété par timidité, par humilité avant tout. Je ne pense pas que le succès ait un jour été sa priorité. L’argent ne l’était certainement pas non plus, puisque la plupart de ses gains sur les campagnes Charles Jourdan, entre autres, finançaient les publications de Condé Nast. »

De nombreuses personnes, dont l’artiste lui-même, considéraient Guy Bourdin comme un peintre avant tout : en Kodachrome, oui – avec des pinceaux, non. Pour être franc, ses tableaux (l’exposition en présente un certain nombre) sont les rêveries d’un gamin maladroit et sans talent. Mais les vitrines renferment une source abondante de croquis et de souvenirs personnels en tout genre – carnets de note, polaroids annotées, dessins aussi précis qu’un plan de Brunelleschi – à partir desquels il a construit ses intenses récits photographiques, d’un glamour irréel, dans les années 1970 : jeux crépusculaires dans des chambres d’hôtel luxuriantes ou dans les rues de grandes villes, anges au néon courant à leur perte en chaussures Jourdan à bout ouvert.

« Guy faisait la synthèse de ce qui l’entourait, il intégrait tout pour en faire des images, » explique celle qui fut sa dernière muse dans les années 1970, Nicolle Meyer, magnifique reine d’un grand nombre des plus belles photos de Bourdin, qui a rempli le somptueux album « Guy Bourdin : A Message for You » (2006) de ses souvenirs et de ses photos de mannequin. Elle considère qu’il travaillait plutôt comme un cinéaste : « Il nous donnait des instructions, mais il nous laissait aussi improviser dans le cadre de l’idée de départ. Certaines photos exigeaient un décor et des scénarios spécifiques. Il ne faut pas oublier que nous n’étions pas à l’ère du numérique. Beaucoup de ses idées exigeaient une grande préparation. C’est pour cette raison que Guy les pensait dans le moindre détail. C’était un perfectionniste – on ne retouchait pas une photo une fois qu’elle était prise. »

La reine du justaucorps raconte que même si Bourdin avait une vision « particulière » de la beauté, il ne lui a jamais demandé de faire quelque chose qui ne lui plaisait pas. Elle écrit à propos de lui dans The Telegraph (5 mai 2009) : « J’étais heureuse d’être actrice de ses fantasmes. J’adorais le côté théâtral, sa quête de perfection, son inventivité pour réussir chaque image. Même si je n’avais que dix-sept ans quand j’ai commencé à travailler avec lui – et que j’étais tout à fait novice – je comprenais intuitivement ce qu’il voulait, et je lui faisais totalement confiance. Ça ne m’a jamais gênée de mettre en scène le non conventionnel. »

Bourdin croyait beaucoup en l’astrologie : il ne travaillait qu’avec des modèles nés sous les 6 signes du zodiaque qui convenaient au Sagittaire qu’il était. Dans un article pour American Photo, Zwingle cite Nicole Wisniak, fondatrice du magazine Égoïste en 1977, à propos de la notoriété et du comportement irrationnel de Bourdin : « Il n’est pas le monstre qu’il prétend être. Mais une partie de son talent vient de ses névroses. J’ai toujours dit que Guy était le John McEnroe de la photo. Il a besoin d’aller mal. D’un seul coup, il devient agressif, pour créer une sorte d’électricité. »

Un mur concave montre ses films de mode inédits – une sélection parmi les douze heures tournées en Super 8 « dans les coulisses » de ses séances photos – divisées en quatre sections. Ce qui frappe avant tout, c’est l’allure détendue et spontanée de ses modèles. Un autre mur circulaire expose un film en noir et blanc, montrant le jeune Bourdin en train de marcher au bord de la mer, un tripode à la main et du matériel photo à l’épaule. Il rappelle l’« écolier » décrit par Edmonde Charles Roux, qui l’avait engagé pour le Vogue français dans le milieu des années 1950 (le contrat a pris fin en 1987). Dans un autre article d’American Photo (novembre-décembre 2001), Jean-Jacques Naudet se souvient de Bourdin comme d’un « gigantesque monolithe de provocation. Physiquement, il évoquait Dorian Gray : une allure d’éternel trentenaire, alors qu’il en avait plus du double. »

C’est en Afrique que Guy Bourdin s’est découvert un don pour la photo. Il s’est acquitté de ses années de service militaire obligatoire dans l’Armée de l’air en tant que photographe aérien. Il aurait pu finir à Magny-en-Vexin – à proximité de Paris, mais loin de tout – où il envisageait de s’installer comme photographe de mariage. Les œuvres les plus anciennes montrées dans l’exposition « Guy Bourdin Avant-Garde » sont ses photos de Paris, prises quelques années après l’occupation, et des photos du studio de Man Ray. Bourdin est devenu ami avec la seule personne qu’il idolâtrait, après le retour de Man Ray à Paris en 1951. (La présentation par Man Ray de la première exposition des photos de Bourdin en galerie s’achevait par ces mots : « Je peux vous dire que Guy Bourdin essaie de tout son cœur de devenir plus qu’un bon photographe. » La deuxième exposition photo de Bourdin à Paris en 1953 fut la dernière. John Szarkowski (qui succéda plus tard à Edward Steichen au Musée d’Art Moderne de New York) adora ce qu’il vit et passa des décennies à tenter de résoudre l’énigme « Edwin Hallan ».

Le « monolithe de provocation » s’est toujours distingué, dès ses débuts avec l’édition parisienne de Vogue. Le magazine et Charles Jourdan lui donnaient carte blanche absolue. Bourdin s’est fait arrêter à la fin des années 1950, parce qu’il avait fait défiler des chameaux devant l’ancienne Chambre des députés dans le cadre d’une séance photo, en plein conflit franco-algérien. Il était différent, dès qu’il se lançait – surréalisme modéré, courbes trompeuses de ses « photos de filles » des années 1960 (qui n’étaient toutefois jamais aussi bonnes que celles de Sam Haskins), photos de mode dont les robes n’étaient qu’un MacGuffin. (Au cinéma, le MacGuffin est l’objet convoité au cœur de l’intrigue, que l’on considère comme la source du suspense, mais qui n’a en réalité que peu ou pas de valeur.) Bourdin est devenu par la suite une véritable pile électrique.

Tom Wolfe définissait la décennie du « Moi » dans le magazine New York en 1976 (23 août) : « Le vieux rêve des alchimistes étaient de changer le métal en or. Le rêve des nouveaux alchimistes est de changer leur personnalité – la refaire, la remodeler, l’élever et l’exhorter (…) puis l’observer, l’étudier et l’aimer à la folie.  (Moi !) » L’obsession de Bourdin pour le « Moi » est partout à Fotografiska, musée projecteur d’images venues d’une décennie où le narcissisme était à son comble, et à sa place, où  vivre consistait à déflorer.

Bourdin a porté un regard particulièrement affuté sur les années 1970. Il prenait ses photos dans l’adversité, jusqu’aux étoiles, limitant son champ d’action et « intégrant le danger et la mortalité dans le glamour » (Rebecca Arnold). Il était presque un genre à lui tout seul : « On se complimentait mutuellement. S’il avait été seul ou si j’avais été seul, ça n’aurait pas fonctionné, » professait Helmut Newton dans un documentaire pour la BBC quelques années après la mort de Bourdin. Philipe Garner raconte comment « Newton faisait tout son possible pour donner vie à la peau de ses mannequins, les faire briller et resplendir d’une vitalité particulière. Bourdin faisait l’opposé. » Le Dorian Gray de la photo était comme le personnage d’A rebours, roman décadentiste écrit par J.-K. Huysmans en 1884. « Après les fleurs factices singeant les véritables fleurs, il voulait des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses. »

« Les années soixante-dix, c’était encore une époque où les modèles se maquillaient elles-mêmes pour les photos de mode; le maquillage n’est pas vraiment devenu une profession avant la fin des années 70 et le début des années 80», dit Alistair O’Neill . « L’idée qu’un photographe soit fortement impliqué dans le maquillage est légèrement différente, et c’est pourquoi François Nars est un fan de Bourdin, car il a compris que Bourdin utilisait le maquillage intelligemment pour structurer ses images. » C’est par hasard (et aussi parce que Bourdin n’en faisait qu’à sa tête) que Heidi Morawetz est devenue un maquilleuse de renommée mondiale: “J’étais en vacances à Paris et j’ai rencontré Guy Bourdin, parce qu’il était le mari de ma meilleure amie. Il a tiré le maquillage de son portefeuille et il m’a dit “Eh bien, si vous pouvez peindre sur papier, vous devez être capable de peindre sur un visage, » a raconté Morawetz au magazine Interview du 20 Septembre 2011. Les bouches rouge vif , les pommettes marquées et ces grands yeux agrémentés de faux cils et de mascara épais sont des maquillages de Morawetz pour Jourdan et Patrick Hourcade pour Vogue.

Le plan pour la séance photo des trente-six pages du catalogue lingerie « Soupirs et chuchotements » que Bourdin a finalement fait en 1976 était de remplacer les vitrines de Bloomingdale à 59ème rue avec des débris de verre et d’inventer une émeute avec trois cents modèles en train de piller le grand magasin de Manhattan. Arthur Cohen, qui était responsable du marketing pour le magasin a dû mettre un frein. « Les photographes de mode talentueux sont des gens extrêmement compliqués et diaboliques, parce que c’est ce qu’il faut dans ce métier,” a dit Cohen à Erla Zwingle. « Il a fait venir tous les grands modèles de l’époque au département de publicité et leur a demandé de se déshabiller; il a fait des Polaroïds et a conclu qu’aucune ne lui convenait. Pas une seule. Alors ils’est mis à aller dans les clubs et il y a trouvé des filles.”

Cohen a adoré le résultat final –un mois pour les prises de vue– et l’a fait distribuer par les journaux du dimanche et envoyer à 650.000 clients de Bloomingdale. Dans son livre sur le magasin (publié en 1980), Maxine Brady affirme que Bourdin a utilisé « Soupirs et chuchotements « pour parader ces Lolitas aux yeux doux dans une série de scènes montrant les jeunes femmes faisant ce que les jeunes femmes font chez elles quand elles sont seules: assises à trois cote à côte sur un canapé, ne portant rien que des soutiens-gorge, des slips (dans deux cas sur trois), des chaussures à talons hauts dorées et un maquillage aguichant […] regardant nerveusement par des fenêtres sans rideaux la ville qui détient la clé de la ville.”

Traiter ces femmes  belles, ludiques et pensives de «Lolitas”, c’est presque abaisser les choses au niveau vulgaire du débat suédois au 21e siècle.

L’Hôtel Fontainebleau, un cinq étoiles en forme de parenthèses à Miami Beach, surdessiné par Morris Lapidus au milieu des années cinquante, est devenu la résidence de Bourdin et son petit entourage des modèles et d’assistants pendant un mois, de Décembre 77 à Janvier 78 — et il y a plusieurs images classiques de Floride dans l’exposition — où ils ont essayé de faire tout le traval entre les fortes chutes de pluie  inattendues, comme le décrit Nicolle Meyer dans une interview par Patrick Remy dans l’Oeil de la Photographie (15 Mars, 2013):

« Un jour à Miami, il a trouvé une vitrine avec des mannequins, et il est revenu me chercher et m’a fait poser avec les mannequins. Il prenait des Polaroïds, ou des films qu’il faisait développer le jour même, pour le repérage de la séance photo. Mais parfois on ne faisait rien. Il regardait le paysage. Il voulait voyager et rien d’autre. Il a acheté des bottes de cow-boy, nous sommes allés au restaurant. Il était paniqué parce qu’il y avait beaucoup de travail à faire et il n’arrêtait pas de pleuvoir. Guy a piqué une grosse colère. C’était un vrai drame. »

Ce fut la deuxième femme de Bourdin Sybille Dallmer qui a fait en sorte que Samuel ne répète pas la jeunesse déracinée de son père, et elle s’est organisée pour qu’il puisse emménager rue de Pélican. En 1979, ils ont traversé la Manche et se sont rendus au Royaume-Uni dans une Cadillac noire. C’est un photographe sous l’influence du Stilton, du porto et des Beds & Breakfasts qui a créé sa grande série de jambes de mannequins qui arpentent les lieux si britanniques de Old Blighty, toutes chaussées des plus belles chaussures françaises. Quelques images sinistres évoquent les films Straw Dogs de Peckinpah (1971) et Frenzy d’Hitchcock (1972), où un certain nombre de femmes finissent leurs jours avec une cravate autour du cou dans le lit de Robert Rusk au 3 Henrietta Street à Covent Garden. «Tu es mon genre de femme. »

Bourdin, avec son besoin pathologique de tout contrôler dans la vie, a gardé sa femme jadis amusante et vive prisonnière rue de Pélican. Sybille n’avait pas la permission de quitter l’immeuble sans lui, ni d’avoir des relations avec d’autres personnes quand elle était seule. En 1981, lorsque leur fils Samuel (qui avait quatorze ans) est rentré de l’école, il l’a trouvée pendue au plafond dans le studio de leur appartement.

Il y a un peu trop de témoins de l’obsession de Bourdin pour la mort, sa façon d’attendre le moment parfait où il pourrait photographier ses modèles en train de mourir devant son appareil photo – pensez à Mark, l’humble tueur en série de  Peeping Tom (1960) de Michael Powell–  il voulait aller à la morgue et  photographier un groupe de cadavres pendant une longue période de temps. Pour le calendrier Pentax en 1980, Bourdin a choisi de « tuer » Nicolle Meyer. Dans la célèbre photo prise à Fotografiska, Meyer est allongée à plat, fardée, nue, les bras disposés comme si elle était une poupée de Bellmer, avec du vernis à ongles rouge sang coulant de sa bouche. Une gravité surréelle, l’assassinat comme art de la performance.

Bourdin a recommencé à peindre et, après le suicide de Sybille, a vécu d’une baguette quotidienne et d’une boîte de sardines. Puis il a été convoqué à l’administration fiscale, où il s’est entièrement déshabillé et a traité l’inspecteur estomaqué de “nazi”. L’éditeur de Vogue, Robert Caille, et le rédacteur en chef de Paris Match, Roger Thérond, ont payé sa caution . (« Un an de prison aurait renforcé mon âme”), leur a-t-il dit.) « Puis il y a eu l’époque, écrit Christian Caujolle, « où le défunt collectionneur américain Sam Wagstaff, un homme plutôt radin, lui a offert un chèque en blanc pour l’un de ses tirages. Bourdin a refusé l’argent, mais il en avait sûrement besoin « .

En 1985, on dit que Bourdin a reçu le Grand Prix de la Photographie de l’Etat français, et un chèque d’un montant de 70.000 francs (10.000 €), qu’il a rendu. Jean-Jacques Naudet confirme à la Stockholm Review que «le prix qu’il a refusé ne venait pas du Ministère de la Culture, mais de Jean-Luc Monterosso, et nous avions totalement fabriqué le jury. Guy m’a renvoyé le chèque avec ces mots: «Je vous remercie pour les pâtisseries, mais je ne peux pas en manger. Mon taux de cholestérol est trop élevé.  »

Bourdin est devenu moins grave quand il a rencontré sa compagne Martine Victoire au milieu des années 80, puis Wisniak l’a engagé pour la revue Egoïste. (Shelly Verthime a vraiment choisi les meilleurs travaux de cette période, dont la plupart  étaient des portraits de célébrités.) Bourdin a légué ses six mille images à Victoire. Son fils en a assumé le contrôle juridique en 1997: « En fait, , il a gardé tous ses négatifs, j’ai des boîtes et des boîtes de rejets”, explique Samuel Bourdin. «Mon père a  tout gardé et n’a jamais sous-estimé son travail. C’était ce qui donnait un sens à sa vie « .

Le livre de Michel Guerrin “Pièce à conviction A” a été publié en 2001, dix ans après la mort du photographe, atteint de cancer, à soixante-deux ans. Guerrin y observe que “ Les  concepts visuels de Bourdin sont des nouveautés parce que le spectateur se trouve présent à un moment crucial du drame—même quand il a l’impression que l’action la plus importante ne fait pas partie de l’image, qu’elle prend place séparément, avant ou après, qu’une menace pèse, qu’un évènement inexplicable prend place, trahi seulement par une clef dans un coin du cadre. Somes nous dans le domaine du rêve ou de la réalité? Dans un lieu intermédiaire et perturbant?”

Nous sommes dans son esprit. Bourdin a vu des choses que vous trouveriez incroyables.

EXPOSITION EN COURS
Guy Bourdin The Portrait
Du 2 au 30 avril 2016
Studio des Acacias
30 rue des Acacias
75017 Paris
France
http://www.studiodesacacias.com

EXPOSITION CLOTUREE RECEMMENT
Guy Bourdin Avant-Garde
Février 2016
Fotografiska
Stadsgårdshamnen 22
116 45 Stockholm
Suède
http://fotografiska.eu

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