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Rita Leistner

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En tant que photographe indépendante, je ne suis pas affiliée à un organe de presse particulier. J’échappe ainsi à la pression de devoir créer les photographies « dramatiques », destinées à faire les gros titres de l’actualité quotidienne. Je recherche plutôt des sujets qui se situent entre ou à côté des grands événements, ce que j’appellerais les moments liminaux de l’Histoire. Les photographes indépendants possèdent également un luxe que beaucoup de rédacteurs n’ont pas : du temps. Ils sont libres de rester et d’enquêter plus longtemps, même quand les gros titres des journaux se sont tus. C’est particulièrement le cas après un conflit majeur. J’ai réalisé ces diptyques de portraits et de paysages au Liban pendant et après le conflit entre le Hezbollah et Israël durant l’été 2006 (du 12 juillet au 14 août).

J’étais à Toronto le 13 juillet 2006, quand j’entendis pour la première fois qu’Israël avait bombardé les pistes de l’aéroport international Rafic Hariri de Beyrouth, en réaction à l’enlèvement par le Hezbollah de deux soldats israéliens : une action du « Parti de Dieu », destinée à provoquer une nouvelle guerre avec son ennemi de longue date. Une semaine plus tard, j’étais à Damas avec mon collègue et ami Daniel Barry. Nous avons loué un mini-van et roulé le long d’interminables portions de routes sévèrement bombardées vers le sud du Liban. Début août, Israël annonçait qu’il considérerait comme cible militaire tout véhicule au sud du fleuve Litani. Ceci a drastiquement limité la mobilité des journalistes, et dès lors notre capacité à décrire la guerre. Toutefois, beaucoup d’entre nous sont restés au sud, aux côtés des Libanais qui n’ont pas pu fuir vers la relative sécurité du Nord.

On a tous en tête des images spécifiques de la guerre : les champs de bataille du XIXe siècle de la guerre de Crimée et de la guerre de Sécession, les portraits de Robert Capa et Gerda Taro des Républicains espagnols pendant la guerre d’Espagne, les combats de jungle au Vietnam, les soldats américains en Irak avec leur tenue de camouflage du désert, de même que les détenus irakiens encagoulés. En été 2006, au Liban, c’étaient les images de civils au milieu des décombres liés aux destructions produites par les bombardements massifs. Beaucoup d’images très dramatiques furent publiées dans les journaux : des victimes sous le choc, abasourdies et délirantes, émergeant des gravats, des mères à l’agonie tenant dans les bras des nourrissons morts, écrasés par l’effondrement des immeubles. D’un côté, il y avait ces portraits de souffrance, en gros plan, à partir desquels on ne pouvait pas avoir de réelles visions du contexte ; de l’autre, ces plans larges de villages bombardés, où les silhouettes humaines n’étaient que des points minuscules.

Après la mise en place du cessez-le-feu négocié par l’Onu le 14 août à 8 heures, j’ai pris la route vers la frontière méridionale avec quelques collègues, pour aller voir les régions dont nous avions été coupés au cours des semaines précédentes (Marouahine, Ramyia, Aita Ech Chaab, Bent Jabail,…). Tout le long de la frontière, il y avait un vaste échantillon de destructions. Je n’avais jamais rien vu de tel, sauf dans des films post-apocalyptiques ou des séquences d’archives de certaines des campagnes de bombardement en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale.

Après la guerre, les gens se sont rapidement adaptés à leur nouvelle réalité. Ceux qui s’étaient mis à l’abri sont revenus voir si quelque chose pouvait être sauvé. Ils erraient, les yeux écarquillés, ramassant à travers la poussière les signes de leur passé d’avant-guerre. Dans bien des cas, la destruction était telle qu’ils ne pouvaient même plus trouver l’endroit où se situait leur maison. Une sorte d’effacement des repères (immeubles, pompes à essence, infrastructures), rendant le familier étrange, et donnant aux habitants le sentiment d’être des étrangers sur leur propre terre.

C’est de cette période que date la photo de Spencer Platt, avec une décapotable d’un rouge brillant, pleine de jeunes gens roulant à travers le quartier de Haret Hreik, presqu’entièrement rasé pendant la guerre. Cette image a été élue Photo de l’année lors du concours World Press Photo de 2006. Elle a fait l’objet d’une controverse, car d’aucuns ont dit que le photographe faisait apparaître des victimes de la guerre blasées par la destruction et la perte. Mais ces critiques sont passés à côté de l’essentiel parce que, précisément, la photo de Spencer Platt constitue la quintessence de l’immédiat après-guerre. En effet, elle montre des civils saisis dans ce moment très particulier où ils sont encore incapables de vraiment croire à ce qu’ils voient : ils sont les « touristes » de leur propre tragédie.

C’est dans ce contexte qu’une fois de retour à mon hôtel de Beyrouth, j’ai commencé à créer des montages à partir des photos que j’avais prises. Avant tout, des lieux bombardés et des portraits.

Au cours des deux semaines suivantes, je me suis lancée dans une série de diptyques composés de « paysages de destruction » et de portraits. En photographiant le paysage et le portrait séparément, je pouvais leur donner une valeur égale, notamment par le travail de cadrage. Les paysages montrent le contexte général des bombardements et l’étendue de la dévastation. Les portraits résultent de prises de vue frontales, avec les sujets éclairés par des stroboscopes portables, formellement composées et dialoguant avec l’appareil photo, pour une confrontation directe avec le spectateur.

Tous les portraits ont été effectués in situ, dans le sens archéologique du terme, car chaque personne était photographiée à l’endroit où je l’avais rencontrée la première fois. On peut donc dire que ces portraits constituent les archives « fiables » d’un moment donné. En ce sens, il s’agit de documents issus de la tradition journalistique, dans la mesure où ils respectent le réalisme et ne sont pas le fruit d’une mise en scène.

Mon approche, cependant, se situait, depuis le début, hors des frontières du photojournalisme traditionnel, qui rejette les montages ainsi que toute forme de portrait posé. La marque de fabrique du photojournalisme traditionnel, tel qu’il était envisagé par ses premiers partisans (je pense évidemment à Henri Cartier-Bresson), était la photo prise sans flash, non posée. En réalité, les journalistes, pour donner l’impression que leurs photos sont prises sur le vif, attendent que leurs sujets tournent le regard. Or, dans les faits, ils sont complètement conscients d’être photographiés. C’est particulièrement le cas lors d’événements bien couverts comme, par exemple, le conflit de 2006 entre le Hezbollah et Israël. Le fait que les sujets soient conscients de la présence de l’appareil ne signifie pas pour autant que les choses sont moins « réelles » !

Avant la fin de la guerre, certains cyniques ont crié au scandale, en affirmant que la couverture de la guerre du côté libanais de la frontière avait été organisée au bénéfice de la propagande des médias. Un exemple célèbre fut celui d’un pigiste local de Reuters inexpérimenté qui, ignorant la déontologie du photojournalisme, a « cloné » de la fumée supplémentaire sur un plan large de bombardement. Une telle transgression fut utilisée comme « preuve »que les médias trafiquaient le réel au Liban. Les journalistes furent accusés d’importer des bébés dans les photographies pour que leurs lecteurs croient que des enfants étaient tués lors des bombardements. Mais c’était pourtant la triste vérité ! La plupart des gens ont tellement vu de films d’Hollywood sur la guerre que je pense qu’ils confondent images dramatiques avec « dramatisation ».

Le fait d’avoir été au Liban pendant la guerre, en particulier dans le sud durement touché, m’a permis de gagner la confiance et le respect des gens que je rencontrais, y compris ceux de Nariman Hamdan, qui allait devenir ma fixeuse, ma traductrice et mon amie au cours des semaines qui suivirent, et avec qui je suis toujours en contact aujourd’hui. Les frères de Nariman avaient travaillé pour les principales agences de presse durant la guerre. Elle connaissait donc tout sur le métier de journaliste et souhaitait s’impliquer.

Le 22 août 2006, presque deux semaines après le cessez-le-feu, Nariman et moi avons rencontré Fatima Taher à Nabatiyeh, à l’extérieur de ce qui était autrefois sa maison, mais qui désormais n’était plus qu’une confusion de barres d’armature tordues et de gravats. La nuit d’avant le cessez-le-feu avait été terrifiante. C’est assez caractéristique d’une veille de cessez-le-feu : les deux belligérants piquent une crise juste avant de rendre les armes. Celle-ci ne fit pas exception. Toute la nuit, le ciel fut éclairé et le sol secoué par des bombardements incessants. Fatima, qui avait 79 ans, avait survécu à beaucoup de guerres. Cette nuit-là, elle s’allongea et attendit, tremblant sous un figuier de son jardin : « Je me suis dit qu’il valait mieux mourir sous un figuier dans mon jardin, plutôt que d’être écrasée dans ma maison et ramassée des décombres par les bulldozers le lendemain. » Sa maison a été touchée. Fatima a survécu. J’ai fait un portrait de Fatima debout devant sa maison, et je l’ai juxtaposé avec la photo d’une maison voisine. Je lui ai dit : « Détendez-vous et regardez l’appareil. Imaginez que vous regardez quelqu’un à Toronto, New York ou Paris, quelqu’un de très éloigné, loin de cette guerre, à un autre moment. » 

Les photographies de personnes plongées dans des états émotionnels très intenses peuvent avoir l’effet inattendu et ironique de mettre à distance et d’éloigner les spectateurs. En effet, il est difficile pour eux de s’identifier à des émotions à ce point éloignées de leur propre état d’esprit. Comme dans Le Cri d’Edward Munch, l’émotion est trop terrifiante pour pouvoir être regardée. Pour éviter cela, je faisais en sorte que les personnes que je photographiais aient eu le temps de reprendre leurs esprits. Grâce à cela, les spectateurs peuvent plus facilement s’identifier et même imaginer, jusqu’à un certain point, que ça pourrait être eux. Parallèlement, la juxtaposition de ces portraits, tout en retenu, à la violence qui a causé la dévastation du paysage a pour effet d’intensifier l’impact de l’image.

A la différence du photojournalisme traditionnel, mes sujets sont conscients d’être photographiés et d’être partie prenante d’une construction visuelle. Ils sont à la fois la personne qui regarde et qui, en même temps, est regardée, le sujet et l’objet. Le regard, conscient de la présence de l’appareil photo, contient en lui-même une intentionnalité qui renforce le sujet d’une façon dont la photographie sur le vif est incapable. Il peut être empathique, hostile, voire les deux.

Le photographe est le point de contact entre le sujet photographié et la personne qui regarde la photographie par la suite. L’engagement entre le sujet et le photographe ne dure qu’un bref instant : la prise de vue ne dure qu’une petite fraction de seconde. La photographie, cependant, est durable, permanente. Elle a une vie au-delà du moment où elle a été prise. Elle devient l’intermédiaire, ou le médiateur, en lieu et place du photographe, entre le regard enregistré et le regard en retour du spectateur.

Grâce à la fusion entre le journalisme et une pratique artistique, ces représentations soulèvent d’autres questions sur l’impact de la guerre, notamment autour du lien entre les individus et leur contexte, entre la citoyenneté et la résidence, entre le paysage naturel et les infrastructures construites de main d’homme. Les gens font partie de cette terre dont ils sont en même temps écartés. Coincées ici, les victimes de guerre sont définies par le conflit. Leur identité propre leur est en quelque sorte déniée. Prétendus « dommages collatéraux », ces personnes ne sont plus considérées comme des citoyens ordinaires. Or, ils sont comme nous, à ceci près que, contrairement à nous qui connaissons le bonheur de vivre en paix, ils habitent des terres extraordinairement disputées. Mon objectif ici était donc de montrer l’ampleur de la destruction, mais sans nuire à notre capacité d’identification avec ces gens sur les photographies. Dans ce cadre, les diptyques constituent un dispositif narratif qui permet de créer une tension et un dialogue entre deux images : elles sont à la fois reliées, mais aussi indépendantes l’une de l’autre. 

Tous les paysages de ces photographies ont, depuis, pu renaître de leurs cendres. Ils ont été reconstruits, nettoyés de leurs débris. Des immeubles ou des champs de fleurs viennent désormais les remplacer. Haret Hreik est aujourd’hui une petite ville de tours de verre, plus que jamais bastion du Hezbollah, sa destruction devenant le moteur de sa reconstruction. La terre, fût-elle sainte, n’a pas de mémoire en elle-même. La mémoire est une construction, sans cesse réactualisée à travers le regard du spectateur.

Rita Leistner

 

EXPOSITION
Les âmes grises, récits photographiques d’après-guerre. Portraits : récits émergents

Rita Leistner (Liban) et Jonathan Torgovnik (Rwanda)
Jusqu’au 29 juin 2014
Musée Albert Kahn
10-14, rue du Port
92100
Boulogne-Billancourt

France

http://albert-kahn.hauts-de-seine.net

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