L’une des expositions les plus marquantes de cette édition des Rencontres d’Arles est certainement le projet de Debi Cornwall coproduite avec le musée suisse, Photo Elysée, autour de la mise en scène du pouvoir militarisé et ce qu’être un « citoyen modèle » implique dans de telles sociétés. Zoe Isle de Beauchaine a rencontré la photographe dans son exposition, à l’Espace Monoprix.
Zoé Isle de Beauchaine : Cette exposition et le livre qui l’accompagne (publié en anglais par Radius Books et en français par Textuel) ont vu le jour grâce au Prix Élysée que vous avez remporté en 2023. Quelle est la genèse du projet ?
Debi Cornwall : L’idée de Citoyens Modèles est née de mon livre Necessary Fictions (2020), dont plusieurs parties sont également exposées ici. J’ai toujours été intéressée par la mise en scène du pouvoir américain dans tous mes travaux et, de plus en plus, par la question de la performance de la citoyenneté. Ce sont les deux faces d’une même pièce. À l’origine, j’ai porté mon attention sur la manière dont le pouvoir étatique agit sur nous. Je réfléchis désormais à la façon dont les fictions performatives gèrent les vérités difficiles dans la société civile, par exemple dans les installations muséales et dans la vie sociale ainsi que dans ma série Rally : nous ne sommes pas seulement des êtres passifs qui consomment la propagande gouvernementale. Nous utilisons également des fictions, des mises en scène, des simulations pour nos propres fins afin de donner un sens à nos différentes réalités.
Vous étiez avocate, spécialisée dans les droits humains avant de vous tourner vers une carrière photographique, il y a dix ans. Avez-vous adopté dès le départ une pratique documentaire conceptualisante, axée sur ces questions ?
D.C : Oui et non. À l’université, j’ai suivi quelques cours de photographie. J’ai fait un stage auprès de Mary Ellen Mark. Je pensais devenir photographe documentaire et m’intéresser aux questions sociales. C’était au milieu des années 90. La photographie argentique, le noir et blanc… Je ne savais pas à quoi pouvait ressembler une autre pratique. Cependant, je n’ai pas obtenu le poste de journaliste pour lequel j’avais postulé après avoir terminé mes études, donc la vie a pris un tournant très différent. Mais quand je suis revenue vers la photographie après avoir exercé en tant qu’avocate utilisant des affaires individuelles pour exposer l’injustice systémique, cette formation juridique, cette façon de travailler, de rechercher et de penser, a beaucoup influencé ma manière de créer des œuvres visuelles ainsi que ma réflexion sur ce que les images peuvent accomplir, les types de conversations qu’elles peuvent susciter.
L’exposition présente différents sites de formation à des fins militaires, des guerres au Moyen-Orient à l’Académie des douanes des États-Unis au Nouveau-Mexique. Pourriez-vous nous en dire plus sur ces sites ?
D.C : Le premier de ces lieux est issu de mon livre Necessary Fictions dans lequel j’ai documenté le pays fictif d’Atropia, qui n’existe que sur les bases militaires américaines à travers le pays. Des décors de villages afghans et irakiens sont construits pour évoquer les vues, les sons et même les odeurs des lieux originaux, pour permettre la préparation des soldats. Ces sites sont également peuplés de civils dont la fonction en anglais est décrite comme « cultural role player ». Ce sont souvent des citoyens américains naturalisés, ils parlent couramment l’arabe et d’autres langues appropriées au scénario. Ils sont venus aux États-Unis, certains fuyant la guerre, et ce pour enfiler des costumes et jouer des versions de leur vie passée au service de l’armée américaine. Et c’est quelque chose pour lequel ils sont payés, « cultural role player » est un métier. De même, sur les sites fictifs de l’Académie des douanes des États-Unis, les agents des douanes participent à des scénarios immersifs réalistes pour acquérir une mémoire sensorielle de la ligne de conduite à adopter lorsqu’ils seront à la frontière réelle : comment suivre et appréhender des individus et décider s’il faut utiliser la force létale contre ces personnes désignées ici comme des « étrangers illégaux ». Ces derniers sont interprétés par des acteurs embauchés, souvent des américains naturalisés venant de pays comme le Mexique et qui jouent le rôle du « mauvais citoyen », du « non-citoyen », de la menace.
Votre travail nous apprend à regarder de plus près la fine ligne entre réalité et fiction.
D.C : Dans l’exposition, les deux premiers murs et l’entrée sont conçus pour désorienter, de manière à encourager la curiosité et à regarder de plus près ce qui se trouve dans les images. C’est une pratique de juxtaposition de différentes choses qui permet d’inviter le spectateur à comprendre ce qui se passe ici. Avec le journalisme aujourd’hui, nous voyons souvent le même type d’images, et qu’il s’agisse des lignes de front de la guerre ou de la frontière, nous pensons souvent avoir déjà vu cela. Nous ne regardons pas. Tout se vide de sens. En utilisant la fiction, j’espère amener les gens à réfléchir différemment à la réalité, à regarder de manière plus critique ce qu’on nous montre.
Après votre premier livre, vous vous intéressez maintenant à la performance de la citoyenneté américaine. Qu’est-ce qui vous y a conduit ?
D.C : Cette expérience dans les sites militaires et ma réflexion sur le brouillage entre réalité et fiction dans un pays militarisé pour Necessary Fictions m’ont fait réaliser que ces « sites d’exception » mettent en lumière la vérité sur notre culture. Nous pensons à ces sites comme étant liés à la guerre à l’étranger, mais ils sont devenus une entreprise de plusieurs millions de dollars intégrée et répandue à travers États-Unis. Que signifie la normalisation des scénarios fictifs qui se déroulent dans de tels sites ? C’est le but de ma pratique, nous faire voir l’air métaphorique que nous respirons. Tout cela m’a fait réfléchir à la performance, non seulement à la façon dont les fictions officielles fonctionnent mais aussi à la manière dont nous les mettons en scène, et comment la société civile met en scène l’américanité. Cela passe par l’armée et l’Académie des douanes, mais aussi par les musées historiques américains qui mettent en scène les Américains comme des héros victorieux ou des victimes, ainsi que les rassemblements politiques que j’ai documentés dans Citoyens Modèles.
Qu’est-ce qui vous a attiré vers les musées historiques ?
D.C : Je m’intéresse à la façon dont les musées essaient d’attirer les visiteurs en créant des environnements immersifs conçus pour donner vie à l’histoire. Je suis attirée par le trompe-l’œil et ses effets parfois absurdes et involontaires. Prenez par exemple l’image « 9/11-Installation du World Trade Center » : sur les murs du musée, une photographie trouvée des Tours jumelles explosant a été agrandie et installée autour de quelques coins dans un espace muséal. Il est difficile de s’orienter, mais on peut voir un tuyau au plafond au-dessus du papier peint. C’est un exemple de comment la quête de réalisme est peut-être allée un peu trop loin. Ou si vous regardez le diorama du colonel Mitchell Paige au musée de la Seconde Guerre mondiale à Eldridge, en Pennsylvanie. C’est un hommage honorifique au garçon local qui a servi pendant la Seconde Guerre mondiale avec bravoure. Pourtant ici ils l’ont transformé en Rambo, le personnage de vétéran de la guerre du Vietnam des films des années 1980. Nous ne pouvons pas nous empêcher de recourir à Hollywood pour commémorer et honorer nos soldats. Ce n’est pas un hasard. Cette photo se trouve juste de l’autre côté d’un mur de mon film expérimental qui intègre du matériel hollywoodien.
Le film qui clôt l’exposition s’intitule Pineland/Hollywood. Vous racontez l’histoire d’un contrôle routier dans un mélange de films d’action hollywoodiens et de films de guerre. L’histoire est D.C : une étude de cas qui cristallise les questions plus larges que je traite. Pineland/Hollywood parle d’un contrôle routier où la distinction entre fiction de réalité est rapidement devenue la différence entre vie et mort. Dans le cadre de mes recherches, je me plonge toujours dans les représentations culturelles de ce que j’examine. Je regardais beaucoup de films de guerre en travaillant sur ce projet. Parmi eux, il y avait Le Pont de la rivière Kwaï. Dans une scène, le protagoniste entre dans une base militaire et se fait soudainement attaquer, jeté au sol par un homme armé d’un couteau. Un superviseur intervient alors, révélant que l’attaquant était un stagiaire en plein exercice. J’ai eu ce moment d’illumination : Serait-il possible d’essayer de raconter l’histoire de Pineland en utilisant des extraits de films hollywoodiens ? Et quelle autre couche cela pourrait-il ajouter ? Au final, Pineland/Hollywood utilise 500 extraits de films en fair-use provenant de 200 films en 10 minutes pour raconter une histoire. Et il y a une révélation à la fin que je ne dévoilerai pas aux lecteurs, mais, comme tout mon travail, elle récompense l’attention.
Citoyens Modèles / Model Citizens est disponible en librairie et en ligne.
Il est publié en anglais par Radius Books (ici) et en français par Éditions Textuel (ici)
Debi Cornwall – Citoyens modèles
Commissaires : Nathalie Herschdorfer et Lydia Dorner
Coproduction avec Photo Elysée
Jusqu’au 29 septembre 2024
Les Rencontres d’Arles
Photo Elysée