Ray l’Ovni. S’il n’y avait pas cru, rien n’aurait été possible. Ce mois de février 1986, Arles en hiver c’est la place du Forum transformée en parking, le vent insoutenable dans les rues, les coupures de courant qui renforcent la silhouette moyen-âgeuse des rues désertes.
Ray DeMoulin est le nouveau vice-président de Kodak. Il est venu de Rochester vérifier dans quel engrenage il a mis le doigt en acceptant de renflouer très généreusement un sympathique club de photographes qui se réunissent l’été, les Rencontres internationales de la photographie, et qui prétend devenir incontournable : le lieu où la photographie s’ouvrirait, se développerait, se débaterait, dans les années à venir.
Aucune naïveté philanthrope chez cet ingénieur nouvellement chargé du marché professionnel en pleine déconfiture, alors que Kodak triomphe avec le grand public.
« Je dois reconquérir l’Europe », me dit-il dans son bureau sans fenêtres, dans un espace qui n’a de paysager que le nom, tant il est ingrat. « Si, à Arles, vous me fixez des rendez-vous toutes les demi-heures avec des professionnels de 7 h à 17 h, vous aurez tout le mécénat dont vous avez besoin. »
Après lui avoir indiqué que le fuseau horaire arlésien l’obligerait plutôt à envisager 10 h-minuit, l’affaire se conclue en 30 mn.
Clair, il se révèlera fidèle, mais surtout incroyablement efficace. A l’écoute des photographes et des laboratoires, il maintiendra la TriX programmée à disparaître, fit fabriquer des films couleur de qualité qui dormaient dans les cartons, proposa de nouveaux papiers, s’intéressa parmi les premiers au numérique, allant jusqu’à créer un centre de formation…
Tout cela par la seule écoute des professionnels rencontrés d’abord dans les projets Day in the Life, puis à Arles, et enfin dans le monde entier, tant les photographes appréciaient d’avoir enfin un interlocuteur chez Kodak, ce géant hégémonique et un peu autiste.
Le dîner se termine, en ce soir d’hiver. L’état-major de Kodak France venu découvrir Arles, qu’il n’avait jamais visité, et surtout accompagner le patron, est plus que sceptique à la vue de l’atelier des Forges, la friche SNCF présentée dans l’après-midi.
L’heure n’est pas encore aux industries reconverties dans la culture. Au contraire, la photographie se cherche des musées respectables pour l’accueillir. La journée a été laborieuse, entre l’anglais approximatif ou inexistant des Français, et l’enthousiasme volontariste de notre nouvel ami américain.
Je demande alors à jean-Maurice Rouquette, président et cofondateur des Rencontres, conservateur des monuments de la ville, si la clef de son appartement donne toujours accès à tous les monuments. Nous voilà partis à 23 h visiter les cryptoportiques six mètres sous terre, l’un des plus beaux et plus rares vestiges romains, Jean-Maurice guidant la visite en latin, provençal, argot, et moi traduisant (sic).
En sortant à minuit, Ray DeMoulin conclut que les aventures les plus folles méritent d’être tentées.
Il nous a donné, à moi et à mes successeurs, des budgets pendant plus de dix ans, ce qui a permis de rétablir et transformer les Rencontres jusqu’à l’aube des années 2000. Il nous a surtout donné des ailes.
Cette histoire s’est développée avec Magnum Photos et nombre d’organismes et de photographes qui ont bénéficié de son écoute et de sa générosité.
Depuis cette multiplicité de points d’écoute, cet Ovni merveilleux et infatigable a réussi spectaculairement sa reconquête du marché professionnel et à replacer Kodak sur orbite pour la fin du XXe siècle, qui fut celui des boîtes jaunes.
Nous l’avons aimé car Ray était amical. Il se souvenait de chacun comme d’un ami de collège, il aimait rire, il aimait la vie, il aimait aimer. Chez Kodak, où les mormons étaient assez présents, il n’est pas certain que l’on ait toujours compris que cette humanité était aussi la clef de son succès professionnel.
Nous ne l’oublierons pas pour avoir permis à la photographie l’accès à des moyens plus ambitieux qui ont servi l’essor de cet art et une plus grande reconnaissance des photographes. Nous ne l’oublierons pas comme ami.
François Hébel, directeur des Rencontres d’Arles 1986/1987 et 2002/2014, directeur de Magnum Photos (1987/2000), directeur de Foto/Industria, Bologna depuis 2013.
