Le photographe britannique a rapporté depuis cette région voisine de la mer Noire une succession de clichés réalisés de mars à juin 1855. Une exposition dévoile ces images rarement exposées au Château de Chantilly.
Il faut imaginer ce que représente le reportage de guerre à cette époque lointaine. Quand la Société royale de photographie mandate Roger Fenton (1819 – 1869) pour réaliser des images de la guerre de Crimée qui a débuté deux ans plus tôt et oppose la Russie à une coalition composée de Français (300.000 militaires), Ottomans, Britanniques et hommes du Royaume de Sardaigne, elle sait que cette entreprise est très risquée et que sans doute le photographe ne rapportera pas grand-chose, sinon même périra sur place comme cela est déjà arrivé avec d’autres.
De fait, sur les 700 plaques de verre que Roger Fenton embarque avec lui, n’en reviendra que la moitié et seulement à peu près 280 photographies seront exploitables. Quand il débarque en Crimée le 7 mars 1855, le photographe espère pouvoir arpenter les terres où les combats font rage et rapporter des tableaux vivants qui témoignent de la nature singulière de ce conflit armé, l’un des premiers de l’ère moderne, préfigurant la guerre 14-18 où on ne se bat plus en fonction des saisons – et donc même en plein hiver ! – et où l’on creuse allègrement d’importantes tranchées d’où les tirs de carabine retentissent.
Portraits officiels
Roger Fenton va se doter d’une roulotte dans laquelle il installe son laboratoire photo, mais très vite il rencontre l’hostilité des Russes sur le terrain de guerre et la banderole sur laquelle il écrira en grosse lettre « Photo » ne suffira pas. Il va donc abandonner assez vite ce procédé pour se concentrer sur une commande de portraits, ceux des chefs militaires de la coalition, qui serviront ensuite à des peintres officiels, eux-mêmes en lien avec la reine Victoria. Portraits qu’il réalisait à l’aube, vers quatre ou cinq heures du matin, avec sans doute une certaine complicité amicale – il était visiblement très intégré au cercle des commandants militaires.
Ainsi pouvons-nous voir le visage de ces dirigeants, dont certains perdront la vie là-bas comme Lord Raglan, célèbre commandant en chef des forces anglaises en Orient et qui avait une très bonne réputation auprès de ses hommes, Fenton notant à ce propos : « Les soldats n’ont que de bonnes paroles à dire de lui ». Moins glorieux est le récit que nous pouvons lire du Maréchal français Pélissier, responsable d’un génocide en Algérie et que les militaires surnommaient « tête de fer blanc » parce qu’il avait une attitude plutôt tranchante comme un sabre…
Horreur de la guerre
Ces portraits ont été collectés par le duc d’Aumale à qui appartenait le château de Chantilly à cette époque et retentissent aujourd’hui particulièrement dans les très beaux espaces du rez-de-jardin, près des portraits muraux où figurent Lully, La Bruyère et Racine, renforçant la pompe qu’on peut leur prêter. Il est effectivement intéressant d’ajouter à notre lecture la pensée que Fenton a parfois mis en scène ce qui se passait devant lui à des fins de propagande politique pour atténuer les effets négatifs de la guerre, comme l’atteste un cliché où un soldat est en train de se faire soigner par une infirmière, n’ayant visiblement qu’une égratignure et aucune tache de sang.
Peut-être ces photographies sont-elles à découvrir en parcourant les textes de William Howard Russell, rédacteur au journal britannique Times et qui n’épargnait pas à ces lecteurs l’horreur de cette guerre, les noirs coulisses de la destruction des corps et des conditions parfois épouvantables ? Un des premiers correspondants de guerre dont Fenton fera justement le portrait exposé ici.
Peintre
La dernière salle est consacrée à des vues de la Crimée, Fenton ayant un fort attrait pour la technique picturale héritière des peintres de paysage. Il s’est d’ailleurs formé à Paris auprès du peintre Paul Delaroche avant de s’initier à la photographie aux côtés des pionniers comme Gustave Le Gray, adeptes d’une composition extrêmement soignée. Une attention par exemple très forte à la lumière d’où découlent des tableaux étranges, teintés d’une atmosphère suspendue et vaporeuse, comme ces grands espaces de la vallée d’Inkermann, où des carrières de pierre surgissent en des présences vigoureuses et nous font oublier un instant que des humains se battent tout près de là jusqu’à la mort.
Jean-Baptiste Gauvin
Aux origines du reportage de guerre
Le photographe anglais Roger Fenton et la guerre de Crimée 13 novembre 2021 au 27 février 2022
Château de Chantilly