Fasciné par la photographie depuis le début des années 1960 – lorsque j’ai commencé à découper et à mettre de côté systématiquement les images des journaux et des magazines qui attiraient mon attention et stimulaient mon imagination – cela fait maintenant 40 ans que je travaille avec des photographies reconnues comme objets de collection. Pour les initiés, les photographies d’un passé plus ou moins lointain méritent évidemment notre curiosité et notre respect ainsi que le souci de leur préservation. Pour beaucoup, néanmoins, la photographie n’est qu’éphémère et n’est finalement que le dérivé de notre monde toujours plus saturé d’images.
On me demande souvent d’expliquer l’importance que le marché accorde à certaines photographies et de parler de ce monde de connaisseurs et de collectionneurs. Parmi les questions les plus fréquentes se trouve : ‘Depuis quand la photo est le centre de tant d’attention ?’ Ma réponse va à l’encontre des attentes : ‘Depuis les années 1820’, je réponds ; et j’explique : ‘La photographie a été chérie, valorisée, préservé pour la postérité depuis la naissance de ce medium, depuis les toutes premières expériences et réussites de Niépce, Daguerre ou Talbot.’ Et pourtant, presque deux siècles se sont écoulés et la photographie a connu diverses destinées. Dans quelques rares cas, la photographie a été à la fois conçue et reconnue comme une œuvre d’art et s’est frayé un chemin dans la sécurité des musées et collections privées, bibliothèques et archives, à l’abri de l’évolution des goûts et de la mode qui bouleversent parfois le degré d’attention accordé à certaines images. Cependant dans de nombreux autres cas, la photographie a été créée avec des ambitions plus modestes, comme des mémentos privés ou comme des outils de travail, et ces tirages sans prétentions ont trop fréquemment été traités avec trop peu de soin et dans de trop nombreux cas ont été négligés et perdus pour toujours.
Les générations successives de collectionneurs ont toutefois sauvé et préservé les fragments souvent éparpillés de l’histoire riche et complexe de la photographie. C’était dans la plupart des cas le fruit de leur passion, mais le commerce est intervenu et ainsi est né le marché moderne avec son organisation en galeries et en maisons de vente, ses protocoles concernant les éditions, ses procédés systématiques qui construisent une réputation et une côte.
Malgré les déséquilibres de valeurs parfois importants et illogiques, pour lesquels le marché peut sembler responsable, l’inexorable réalité sous-jacente est que la photo a depuis ses prémisses réussi à capturer des instants de la vie et à constituer une ressource visuelle inégalable.
Là se trouve une banque de données vitales qui définissent et analysent toutes les facette de l’histoire sociale, culturelles et politique en décrivant fidèlement notre monde physique, naturel et construit. La photo a en plus capturé une imagerie idéalisée et un univers parallèle de métaphores.
Il peut s’avérer judicieux de comparer certains points communs entre la photographie et le texte écrit. L’un comme l’autre peut être factuel et simplement descriptif ; tous les deux peuvent s’avérer subtilement nuancés, jouant de leur potentiel à évoquer, à atteindre le poétique et le Sublime. En réponse à la question : ‘Une photographie peut-elle être considérer comme une œuvre d’art ?’, je répondrai sans équivoque : ‘Oui, de la même façon que les mots peuvent s’assembler pour former de la grande littérature’ ; mais les mots peuvent également être utilisés pour créer des modes d’emplois ou des listes de courses, des signalisations ou des rapports d’entreprise. La capacité d’exploiter le medium photographique avec une individualité, une autorité et une force expressive est un don rare, au même titre que celui de pouvoir manier les outils du langage – qui sont à disposition de tous – pour créer des textes mémorables et emplis d’inspiration.
Les critères sur lesquels s’appuient les conservateurs, les historiens, les critiques ou les collectionneurs pour juger les mérites des photographies sont complexes et ne s’alignent pas universellement. Le fond doit-il l’emporter sur la forme ? Comment s’accordent l’idée et sa réalisation ? Jusqu’à quel point une photographie peut elle être « vraie » ? Nous pourrions sans peine étendre ces questionnements car connaître ce medium sur le bout des doigts requiert certainement une sensibilité pour la singularité, l’émouvant, la pertinence historique et culturelle autant que pour le purement esthétique. Quels conseils avisés donner à celui que la photographie interpelle et qui a le potentiel de devenir collectionneur ? Comment lui faire découvrir la complexité et la richesse de ce medium ?
Les meilleurs conseils seraient de rappeler tout ce qui a été accompli au fil des ans par les connaisseurs et collectionneurs dignes de foi : allez exclusivement vers ce qui vous émeut ; fiez-vous à votre instinct, mais étayez tout cela par la connaissance ; regardez, apprenez, comparez, et remettez en question les idées reçues ; n’imitez pas, soyez fidèle à vous-même. L’expérience et la capacité à remettre dans son contexte aident à acquérir une aisance dans la complexité et le mystère de ces processus chimiques – et aujourd’hui électroniques – à travers lesquels la lumière capturée restitue une image fidèle suspendue dans le temps.
Je défends avec passion le fait que ce medium soit respecté comme il se doit, en gardant à l’esprit son rôle fondamental comme précieux vecteur de communication et d’expression, chaque image étant aussi précieuse dans notre monde que les mots. Avec le passage du temps, les photographies deviennent inévitablement des points de repère essentiels de notre histoire et font partie de notre héritage, méritant amplement notre estime et notre bienveillance.
Philippe Garner, directeur international du département chez Christie’s, « Collectionneur de photographie: une passion » retrace l’entrée inéluctable de la photographie dans le marché de l’art.