Disco Night Sept 11 est un album de guerre, œuvre hybride et superbe située entre l’étude du conflit et l’album de famille. Il a de l’album la couverture en tissu, des photos assez petites, des pages qui se déplient, des textes qui racontent les images, et le même effet cathartique — pour les soldats, leur famille, les Etats-Unis, et l’auteur Peter Van Agtmael lui-même. Troublant autoportrait, une liste de photographies non prises décrites en quelques lignes en fin d’ouvrage conclut cet essai indéniablement personnel qui inclut dans la photographie de guerre celle d’une forêt brumeuse et incertaine de Suède, où Van Agtmael avait fait escale, sombre et confus, au retour de son premier voyage en Irak.
Disco Night Sept 11, c’est un signe perçant la nuit devant l’entrée d’un motel américain ; c’est l’ironie d’un conflit qui changé d’allure le 11 septembre 2001 et dont les conséquences sont toujours brûlantes aujourd’hui ; c’est aussi la date à laquelle Peter Van Agtmael, alors étudiant en histoire moderne à Yale, a ancré son obsession pour les guerres américaines du XXIe siècle. Voyant dans la photographie une opportunité de les appréhender, il a couvert pendant plusieurs années les guerres d’Irak et d’Afghanistan pour la presse internationale, sur place et aux Etats-Unis, avec un vocabulaire complexe rejetant l’immédiateté — l’un des tours de force de l’ouvrage est d’arrêter grâce au texte, étirant le temps d’exposition à l’image pour lui permettre de déployer ses différentes scènes. On voit d’abord deux trentenaires parler dans un hall d’hôtel avant de se rendre compte qu’il leur manque un bras ; on voit une sculpture avant d’y reconnaître une femme hurlant, cheveux en flammes, mains sur la bouche de douleur ; on voit un soldat posant dans des débris avant de distinguer des litres de sang projetés sur les murs, une chaussure au bout du fusil, et un dérangeant rictus aux levres. Peter van Agtmael écrit plus loin : « Cela a été une journée inhabituellement violente, mêlant absurdité et danger. » — accablante réalité de cette guerre moderne qu’il n’a eu de cesse de disséquer, déconstruisant ses mécanismes, ses codes et son iconographie.
Disco Night Sept 11 offre aux familles des souvenirs de leurs morts ; aux soldats traumatisés, un sens ; aux Etats-Unis, le deuil d’une erreur douloureuse qui semble n’avoir épargné que le village de Nineveh, en Irak. Nineveh, dans la Bible, a été épargné par Dieu, dit la légende. A Nineveh, loin des conséquences d’une certaine dichotomie internationale, les soldats américains chevauchent maladroitement des ânes indociles devant les yeux amusés d’Irakiens n’ayant jamais vu de patrouille américaine. Van Agtmael rejette la notion d’ennemi pour celle d’individu, afin d’écrire une histoire totale. Les protagonistes se mêlent, en mots tout d’abord — ceux de Van Agtmael comme ceux des soldats, gravés ici et là sur les murs des bases et campements ou sur des feuilles déchirées. Le premier graffiti reproduit dans le livre, Second Tour: Hope I Don’t Die a longtemps donné son titre à la série de Van Agtmael et pourrait aussi bien être inscrit dans une bulle au-dessus du visage accablé du soldat Brian Cowdey, entouré de sa famille et perdu — Brian Cowdey est mort à son quatrieme déploiement en Afghanistan. Les voix se mélangent, visuellement et textuellement : Irakiens, Afghans, soldats, provocateurs, tendres, émus, effrayés, abattus, raisonnables, enragés, drogués, sensibles, ou morts, leurs familles, le président Obama, les médias, le photographe, le fils de parents inquiets.
« Très vite, l’adrénaline est dépassée par la tristesse et le mal-être. » : à travers les mots de Peter Van Agtmael, retranscrits à une temporalité chevauchée, c’est la voix des ravagés de la guerre qui tremblent de rage et de peur, quand ils ne prennent pas directement la parole : « Get that fucking camera out of my face » (« Dégage ce p….. d’appareil de mon visage »), éclate dans un dernier soupir un soldat brûlé a 90%, luisant de douleur sur un lit d’hôpital. L’appareil, ce n’est pas celui de Van Agtmael, c’est celui d’un photographe répondant à une iconographie automatisée du conflit. La perspective de Van Agtmael est plus large. Elle inclut, à l’extrême gauche de l’image, un regard réprobateur. Les hôpitaux représentent un lieu particulier de l’histoire : c’est celui des blessures physiques et psychologiques, celui ou le manichéisme de la guerre de s’applique pas, celui ou sa cruauté est la plus visible, celui, aussi, qui marque la transition vers une autre phase de la guerre : l’après-terrain, qui n’est souvent pas moins douloureux. Van Agtmael combine des images crues de blessures — gores ou froides comme une preuve de médecin légiste — et des clichés tendres de soldats posant à tour de rôle avec une petite fille irakienne dans les bras. L’hôpital pourrait en réalité être le lieu de la repentance non formulée.
Il en va de même pour le terrain, et pour les Etats-Unis. Aux photographies d’explosion, d’amputés, de blessés, de larmes et de cris s’ajoutent des scènes à l’esthétique cinématographique — celle, futuriste et romantique, d’un vol de nuit au-dessus des Etats-Unis ; celle qui pourrait faire l’affiche d’un film intitulé Soldiers and a Reporter, d’une femme en jupe courte et vive, baignée dans la lumière, exposée comme sa chevelure flamboyante au milieu des tenues de camouflage ; celle où la nuit masque le theâtre de la guerre pour ne laisser apparaître, dans l’éclairage d’un fébrile lampadaire, que deux soldats américains et un soldat irakien partageant table et cigarettes. Van Agtmael introduit des scènes de la vie quotidenne, de détente, de dilettante, de bains de jour, de bains de minuit. D’autres photographies semblent être des études du paysage, de cette quasi-monochromie des territoires orientaux où se déploie le premier volet de la guerre, de ce terrain où les épis de blé ébouriffés flottant au vent dessinent dans le ciel des traînées brunes que l’on prend pour des missiles. On se rend compte que les photographies de Van Agtmael fonctionnent au même rythme que la guerre. On ne peut se protéger de leur violence car elle ne se manifeste pas seulement dans son expression explicite. Ce qui est d’une rare violence, dans une scène de fusillade avec les Talibans à Mian Poshteh, en Afghanistan, ce n’est pas le bain de sang qui en a résulté mais le portrait après-coup d’un Marine dans un champ de maïs, figé dans un état de choc que l’on sait indélébile.
Le livre se termine dans un lent épilogue visuel introduit par le major Robert Camberlain, qui décrit les Etats-Unis comme « une terre d’incroyables tensions et de contradictions, mais aussi un espace donné à l’humanité pour accomplir le meilleur d’elle-même ». Avec un pan de parapluie qui couvre le tiers supérieur d’un cimetière immaculé, Peter Van Agtmael baisse le rideau, bleu de la paix, avec pour porte-parole Bobby et son inébranlable humour, grincant et optimiste. Bobby est défiguré par les brûlures d’une explosion, il en a fait le leitmotiv de son nouveau métier : humoriste. « Le 4 juillet, je me rends toujours à un stand de feux d’artifice. J’arrive tout excité et je leur demande : “Pouvez-vous me donner la même chose que l’année dernière ? C’était génial !” » Il souffle le doute semé en milieu d’ouvrage par un graffiti menaçant : « Seuls les morts ont vu la fin de la guerre. »
LIVRE
Dico Night: Sept 11
De Peter Van Agtmael
Red Hook Editions
Dimensions : 8.5″ x 10.5″
Pages : 276
188 Pphotographies
Graphisme : Yolanda Cuomo Design
45$
http://www.magnumphotos.com/PetervanAgtmael
http://www.magnumphotos.com/Store/Product/Disco-Night-Sept.-11-2K1HRG5YVNLJ.html
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