Une buse aux ailes déployées introduit dans un malaise le dernier livre de Peter van Agtmael, Buzzing at the Sill (i.e. « vrombir sur le seuil »). On l’apprend dans les pages intérieures, le rapace de l’image s’acharnait à coup de bec et de plumes sur le rebord d’une fenêtre du centre médical militaire de Brooke, au Texas. « Fermez les yeux et il vous est impossible de vous souvenir a quoi ça ressemble, même si vous venez de le voir » : c’est ainsi que van Agtmael décrit cet hôpital dans un des textes qui jalonnent l’ouvrage. Et d’ajouter : « La chambre était un sanctuaire pour les regards clandestins d’étrangers non habitués aux cicatrices des nouvelles guerres ».
Cet attrait pour le carnage de la guerre, dont son précédent livre, Disco 9/11, proposait une réflexion intime, est toujours sous-tendu dans cet ouvrage. « D’un point de vue émotionnel, j’ai commencé à être impliqué dans l’Américanité à travers la guerre, à tel point que tout ce que je fais a présent tombe dans l’ombre de la guerre », commente van Agtmael. Il en rejette en revanche le discours : « Je me suis détourné ces dernières années de la façon dont la société prône l’impulsion de la guerre et célèbre les journalistes pour cela. Je n’apprécie plus ces qualités de la même manière donc j’essaie de m’en dissocier. »
Van Agtmael s’attache davantage à dresser un portrait des Etats-Unis au sens large – un miroir, comme il l’appelle, qu’il entend compiler sur le long terme en une multitude de livres et autant d’approches. Ses photographies respectent donc toujours une certaine distance face à l’immédiateté des événements, tout en dégageant une brutalité latente. Sa voix ou celle de ses sujets viennent compléter les non-dits. Une image aux tons de lever de jour, d’un enfant allongé dos à dos sur un cheval dans une plaine vaste et vierge du Dakota du Sud dégage une rare insouciance. On en fait la métaphore de l’aube d’une paix sociale jusqu’à ce que l’on découvre la légende : « Alors que nous faisions un road-trip avec mon ami Justin, on a rencontré des types, et on a commencé à parler. Ils nous ont montré un endroit où ils avaient une balançoire, et sur le chemin on a pris quelques bières. En arrivant, leur sœur (la matriarche de la famille) a senti leur haleine et s’est énervée. Elle nous a expliqué qu’il y avait un alcoolisme rampant dans la réserve (indienne) et que nous étions un autre exemple de la façon dont les hommes blancs explorent le Dakota. »
« J’aime l’Amérique à bien des égards, et son histoire est une source grande d’inspiration. Certains faits de notre passé sont triomphants, mais ces triomphes ont créé des récits qui nient les aspects brutaux de notre Histoire », explique-t-il. A y regarder de plus près, c’est un constat des échecs de l’Amérique dont il est question – la brutalité policière, l’abandon des classes sociales les plus démunies, les prêts étudiants qui broient les opportunités, les points noirs de l’Histoire. « Je pense que c’est intéressant d’expliquer l’Histoire. Ce n’est pas parce que c’est connu que ce n’est pas pertinent d’en parler. Mon livre est un hommage à l’Amérique. Mais en même temps, c’est un amour compliqué, donc l’idée est d’avoir une construction plus honnête de ce que cet endroit est vraiment », ajoute van Agtmael.
La démesure est omniprésente, ce que tout américano-sceptique pourrait prendre pour un certain cynisme. « Le livre laisse une place importante à l’interprétation de chacun, et ça me convient », réagit van Agtmael. Une chasse à l’ours affiche plus de 600 bêtes tuées en un week-end dans un écho amer aux excès du déploiement militaire américain ; des jeunes posent en priant devant les liasses de leur gain aux courses hippiques pour s’afficher sur Facebook ; Lyniece Nelson, seul personnage récurrent de l’ouvrage, accumule les douleurs sans vertige, elle qui a pourtant successivement perdu sa fille Treasure, mutilée par le dealer dont elle avait révélé le nom, puis son fils dans un suicide et sa maison dans un incendie.
« J’ai inclus leur voix parce que Treasure et sa famille sont des personnages récurrents du livre. Cela apporte de la profondeur et de l’intimité. J’aime utiliser la voix des gens, en partie parce que parfois je ne sais pas à quel point ces photos parlent de moi ou de mes sujets. J’ai fait l’éditing du livre ; je voulais redonner un peu de ce pouvoir afin d’obtenir un résultat plus nuancé », explique van Agtmael. Ces expansions narratives s’accordent à la grammaire visuelle employée. « Je n’aime pas quand les images planent dans le vide. Je me rapproche de ce que l’on appellerait la photographie d’art, qui détache les images d’un contexte, mais je rejette l’idée de ne pas garder l’histoire et la politique très présentes dans l’image – cela m’apparaît comme une trahison de la situation », ajoute-t-il.
La question de la représentation revient régulièrement dans l’ouvrage, faisant un écho dérangeant à une pensée du photographe : « En Amérique, on se sent en quelque sorte immunisés, mais dans n’importe quel pays en guerre, la première chose que disent les gens, c’est qu’ils ne pensaient pas que cela pouvait arriver chez eux. » Un constat qui, comme le livre lui-même, tombe au moment opportun.
Laurence Cornet
Laurence Cornet est journaliste spécialisée en photographie et commissaire d’expositions indépendante. Elle partage sa vie entre New York et Paris.
Peter van Agtmael, Buzzing at the Sill
Publié par Kehrer Verlag
39,90 €
https://www.kehrerverlag.com/en/peter-van-agtmael-buzzing-at-the-sill-978-3-86828-736-3