Patrick Chauvel n’arrêtera jamais de nous surprendre. Il a couvert les conflits majeurs de ces quarante dernières années. Il se définit lui-même comme rapporteur de guerre. Il adore la provocation, alors ces guerres, dont il a tant témoigné, il les as transposées à Paris, en superposant l’image de guerre réelle à une photographie du Paris actuel. Son amie de toujours, Claudine Vernier Palliez, grand reporter à Paris Match, nous parle de lui.
Tous les photographes de guerre le disent: « Chauvel, c’est le boss. » Mais lui, même lorsque ses images sont une plaque et font le tour de la planète, soutient que celles des autres étaient bien meilleures, et que si les siennes sont vaguement réussies, c’est parce qu’il passait là presque par hasard, comme si l’on décidait par hasard de consacrer sa vie à témoigner contre l’ignorance, partout, toujours et par tous les moyens. Alors voilà, malgré quarante ans passés sur les conflits du monde et cinq très graves blessures qui en auraient refroidi plus d’un, il continue à y aller, parce si l’on n’y va pas, c’est encore pire, et que s’il n’y a pas de témoin, il n’y a pas de crime.
Patrick Chauvel est notre ami, mais sans doute nous enverrait-il bouler d’un direct du droit à nous entendre lui dire notre respect, car il est aussi le plus humble de nous tous, et l’humilité est la marque des plus grands. Oui Patrick, pardon si ça t’horripile, mais tu es notre maître, celui qui nous a ouvert les yeux sur cette responsabilité dont nous n’avions pas forcément conscience, sur l’essence même de notre métier.
Les photos de Chauvel sont parues dans les plus prestigieux journaux, mais sa première double dans Match, il ne l’a pas fait exprès. Elle fut le fruit du hasard lequel, comme on le sait, n’existe pas, mais est le résultat d’une mathématique supérieure. Il avait 5 ans et portait un joli petit manteau à col de velours. Son grand-père, Jean Chauvel, ambassadeur à Genève, élevé plus tard à la dignité d’ambassadeur de France, négociait ce jour-là les accords du même nom, lesquels mettraient fin à la guerre d’Indochine. Les journalistes qui pressaient aux portes de la chancellerie n’eurent rien d’autre à photographier que cet enfant à l’air docile, un air qu’il allait définitivement quitter quelques années plus tard quand son père, Jean-François Chauvel, grand reporter au Figaro, décida qu’il fallait faire de son fils un homme, et l’envoya poursuivre ses études qu’il n’achèvera jamais dans une pension militaire où les journées démarraient à l’aube par le levé de drapeau. Sans doute cette rage, cette «envie d’en découdre» lui viennent-elles de là, des coups reçus dans cette école où l’on pratiquait pour un rien les châtiments corporels. Et puis chez les Chauvel, ces indomptables Bretons, on est résistant de père en fils, et chez sa mère, plus corse que la Corse, également. Pierre Schoendoerffer est un parent, Kessel et Henry de Monfreid leurs intimes. Patrick les écoute émerveillé et rêve de devenir l’un d’eux.
Pour quatre générations de journalistes, et vraisemblablement pour celles qui suivront, Chauvel deviendra «le photographe le plus fou de la planète», prêt à prendre tous les risques, incapable de résister à l’appel d’une cause. Il aurait dû mourir mille fois et a été laissé pour mort au Panama où un curé militaire qui s’apprêtait à lui donner l’extrême onction lui demanda quelle était sa religion. «Je suis photographe», ce qui, en langage Chauvel, signifie témoin professionnel. Patrick ne travaille pas seulement pour la presse, mais pour la mémoire. Il raconte les histoires de l’Histoire, celles qui dérangent et qu’on préfère ne pas savoir, les histoires de ceux qui n’ont pas de voix. Bien qu’il admire James Nachtwey, Brassaï, Luc Delahaye et Gilles Peress, Chauvel ne cherche pas à faire de belles photos. Parfois même, il décadre, y ajoute une touche de maladresse. «Il faut que celui qui la regarde puisse se dire «j’aurais pu la faire, j’aurais pu être là». Ce sont les pauvres qu’on envoie toujours en première ligne et la photo doit être pauvre. La vérité est dangereuse, donc utile.»
Afin de montrer que la guerre n’arrive pas qu’aux autres qu’elle peut arriver aussi chez nous, et qu’il y aura les mêmes violences, les mêmes souffrances et les mêmes lignes de front, Chauvel a eu l’idée de «Guerre ici» exposé d’abord à Bayeux où se tient chaque année le prix des correspondants de guerre. Deux ans avant le 11 septembre, il a placé l’Intifada aux pieds des Twin Towers, des chars et des conflits meurtriers à Madrid et Londres sans prévoir que des attentats allaient toucher ces capitales. Il y a chez lui un côté visionnaire forgé par la lucidité qu’offre l’expérience. Lorsqu’il parle de lui, il n’est jamais sérieux et nous fait toujours rire aux larmes. Boris Vian disait que l’humour est la politesse du désespoir et ne se trompait pas. Lorsqu’il évoque les autres, ces photographes qu’il aime et qui le lui rendent bien, Noël Quidu, Jérôme Sessini, Jérôme Delay, c’est avec tendresse, générosité et passion.
Encore une fois Patrick, pardonne-moi et pardonne à tous ceux qui pensent comme moi. Malgré ton coup de poing rapide, tes santiags pointues qu’on aimerait pas recevoir dans les mollets, tu es un être bon, profondément bon. D’ailleurs Schoendoerffer le disait aussi en te rappelant le dernier vers de ce poème que lui avait appris un ami vietnamien : «la douleur en silence sème les graines de la bonté.»
Claudine Vernier Palliez
Jusqu’au 17 avril
Monnaie de Paris
11, quai de Conti
75006 Paris