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Paris : William Eggleston

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L’invention d’un langage

« Je pense que mes photographies sont les éléments du roman que je suis en train de faire. » (1)

Au cœur de l’ordinaire. C’est le lieu de l’action du roman fleuve que William Eggleston écrit depuis plus de cinquante ans. Une fiction personnelle où l’apparence documentaire domine, malgré l’acharnement de l’auteur à brouiller les pistes : celui qui s’est toujours prétendu « en guerre avec l’évidence » pratique en effet l’expérimentation « démocratique », variant les points de vue, adoptant celui du chien (le sol), de la mouche (les plafonds) ou même de la voiture, nettement dominant. C’est un monde vu de l’intérieur. William Eggleston photographie ce qu’il vit, nonobstant la banalité ou la déliquescence de cette région du sud des Etats-Unis où il réside.

Sans désir de preuve.

En cela, il est en accord avec la scène artistique américaine des années soixante, qui voit l’avènement du Pop Art, de la Factory de Warhol et de l’intérêt croissant des créateurs pour la photographie, tel Robert Rauschenberg, qui déclarait : « Il n’y a pas de sujet pauvre. » (2). La critique de la société de consommation naissante est l’enjeu de nombreux travaux, et l’on assiste à la disparition progressive d’une hiérarchie parmi les objets représentés, comme l’avait déjà conçu le peintre Hopper quelque vingt ans plus tôt.

Proposer l’exposition William Eggleston : from Black and White to Color, c’est partager la naissance du processus créatif du photographe, c’est plonger au cœur de l’action, au tournant des années soixante, alors que l’artiste, conscient qu’il était temps de renverser nombre de conventions, s’applique à banaliser ses images, à les rendre « snapshot like » (« comme des instantanés »), alors qu’il passe peu à peu à la couleur.

C’est avec une certaine surprise que m’apparut très clairement la certitude qu’Henri Cartier- Bresson fut longtemps un modèle pour William Eggleston. Le Français avait réinventé une forme de photographie dans les années trente. La publication de son ouvrage majeur, Images à la sauvette (3), fut une référence pour nombre de photographes. Certes, à la fin des années cinquante, on trouvait peu de livres de photographies sur le marché ; néanmoins, diverses déclarations d’Eggleston indiquent très nettement cette admiration, paradoxale à première vue, comme celle-ci, en 1994 : « C’est la première fois que j’ai vu des photographies qui n’étaient pas purement frontales, comme celles de tout le monde. Il cadre comme Degas ou Toulouse-Lautrec, une photo après l’autre. Je pense que j’avais compris Evans mais ma vraie découverte fut Cartier-Bresson. » (4). Il est intéressant de noter que c’est sur la façon brillante de composer du Français, venue notamment de la peinture, que l’Américain reviendra le plus souvent. Quelques détails troublants, en effet, viennent rassembler les deux hommes, bien qu’une trentaine d’années les sépare.

Tous deux sont nés dans un milieu social très bourgeois et aisé, attentif au monde de l’art. Tous deux étudient la peinture et l’art en général avec la bénédiction de leur famille (qui toutes deux doutaient bien sûr de la capacité des jeunes hommes à gagner leur vie plus tard). Tous deux étaient extrêmement soucieux de leur élégance vestimentaire, assez stricte. Tous deux avaient une passion pour la musique de Jean-Sébastien Bach et enfin, tous deux ont prétendu et écrit que la meilleure façon de décider si une photographie est bonne, c’est en la regardant à l’envers, car la composition devient plus claire.

Mais ce qui les rapproche le plus sûrement, c’est le goût de la prise de vue, l’expérience de la réalité dans le viseur, le tir photographique selon Henri Cartier-Bresson, une manière d’être au monde pour William Eggleston ; dans les deux cas, l’ensemble des images produites ne sera pas organisé sous la forme d’un récit, mais plutôt comme les éléments d’un tout, chaque photographie devant être autosuffisante. De plus, c’est bien souvent à l’aide d’un éditeur ou d’un commissaire que les choix sont opérés dans les deux cas.

À la fin des années cinquante, armé de son Leica, William Eggleston commence à photographier en noir et blanc ce qui l’entoure. Il se sentait capable de faire de « parfaits faux Cartier- Bresson » (5), mais devint très vite conscient que c’était vers la contemporanéité qu’il devait se tourner, comme il le raconte à son ami Stanley Booth en 1999 : « Ce qui était nouveau ici, c’était les supermarchés et c’est ce que j’ai photographié. » (6). Apparaît ainsi une sorte de typologie des éléments du “roman” que l’artiste commence à construire : les bars, les stations essence, les voitures, les personnages fantomatiques perdus dans l’espace, mais aussi les plafonds, les objets du quotidien, la grisaille et la déréliction. On y trouve un peu de Cartier-Bresson dans la “posture des corps”, dans les diagonales et les compositions sophistiquées ; mais on voit déjà apparaître des gros plans d’équipement ménager — lavabo, four, congélateur — et même de la nourriture, points de vue sur le vernaculaire qui avaient toujours été négligés jusqu’alors. « Les objets dans les photos sont naturellement pleins de la présence de l’homme », expliquait-il, alors qu’on lui faisait remarquer le peu de présence humaine dans ses images (7).

C’est bien là qu’apparaît le vocabulaire de base du langage egglestonien. Ce travail en noir et blanc, qu’il poursuivra un temps en parallèle à la couleur, est d’une grande originalité et contient l’audace avec laquelle le photographe pionnier ose poser son regard sur les choses environnantes, si peu dignes d’intérêt pour le commun des mortels : c’est la fameuse « caméra démocratique » (8). Cette approche déterminée, à la mélancolie retenue, contient les germes de sa radicalité future.

« Quand je suis passé du noir et blanc à la couleur, la seule chose qui a changé ce sont les films » (9), explique le photographe en 1996. « Le monde est en couleur et on ne peut rien contre. » (10).

A la faveur de longues nuits passées à observer le développement couleur automatique de clichés d’amateurs dans un laboratoire où travaille un ami, Eggleston raconte y avoir beaucoup appris. Il est fasciné par ce qu’il voit et pense qu’avec un bon équipement et l’entraînement qu’il a désormais acquis, d’excellentes choses devraient apparaître s’il se mettait à la couleur. Naît ainsi une sorte de foi en ses expérimentations futures ; nous sommes à la mi-temps des années soixante.

Depuis 1966 (et jusqu’en 1974), William Eggleston travaille avec Walter Hopps à un grand projet, le premier en couleur, qui lui vaudra une bourse Guggenheim. Le titre viendra au cours du voyage : Los Alamos (11). Cette série de longs voyages dans le sud des Etats-Unis, d’Est en Ouest, est interrompue par le travail à fournir pour l’exposition du MoMA.

La rencontre décisive avec John Szarkowski au MoMA en 1974 confirme ce que Walter Hopps avait déjà compris : une nouvelle façon de voir était née. Eggleston lui prépare une valise de diapositives couleur — « Je pouvais loger toutes mes diapositives de 1961 à 1971 environ dans une seule valise » (12) — dans laquelle il faudra faire un choix qui prendra du temps. La publication en 1976 de son premier ouvrage, William Eggleston’s Guide, et l’exposition au MoMA, Photographs by William Eggleston, couronnent cette découverte qui resta souvent incomprise à l’époque. Peu de gens avaient saisi qu’Eggleston avait construit intentionnellement ses images pour qu’elles aient l’air ordinaires : « Je n’ai jamais senti le besoin d’enjoliver le monde dans mes photos », raconte le photographe en 1994 à Kristine McKenna (13). Au contraire, ses premières images en couleur sont une ode réaliste au commerce, à la voiture, à la restauration rapide et aux objets du quotidien, elles sont « les métaphores visuelles d’un monde aliéné », comme l’indique judicieusement Thomas Weski (14). L’image que l’artiste décrit à plusieurs reprises comme étant sa « première » photographie en couleur (page 65) représente un jeune apprenti de supermarché poussant un chariot vide dans une belle lumière, scène de la vie ordinaire que personne ne remarque. En 1976, lors de son exposition au MoMA de New York, la société américaine n’était sans doute pas encore prête à reconnaître cette aliénation et par conséquent à accepter une œuvre décapante, miroir de ce que l’on ne voulait pas voir. La couleur restait majoritairement une expression populaire, voire vulgaire. Mais de nombreux photographes ont été secoués par cette apparition, et la révélation de cette nouvelle approche de la couleur marque définitivement l’histoire du médium.

La question du tirage, cruciale à l’époque pour la couleur, a toujours préoccupé Eggleston. C’est en découvrant à la fin des années soixante le processus appelé dye transfer qu’il va résoudre la question de la maîtrise des teintes, et parvenir à imposer une palette qui deviendra la “Eggleston touch” jusqu’à ce qu’il constate, récemment, que l’impression jet d’encre pourrait lui donner encore plus.

Tout comme dans ses images noir et blanc, mais plus encore dans la couleur, tout semble arrêté, silencieux, voire menaçant (15). On a parfois le sentiment d’un danger au bord du cadre, la couleur semble plus réaliste, plus directe. Très souvent prises en plans serrés, ses photographies sont peu localisables. Eggleston fait malgré lui une sorte de portrait en creux du sud des Etats-Unis où il vit, tout en indiquant que s’il vivait ailleurs, il n’est pas certain que ses images seraient différentes.

La lumière sans doute le serait. Celle du sud éclate, bien qu’elle soit traitée de façon tout à fait particulière, comme nettoyée des ombres expressionniste. Eggleston déclarait vouloir « rendre sa couleur à la lumière » (16), et quand il y en a peu, pour les cadrages à l’intérieur, les détails du quotidien sont plutôt traités de façon clinique, comme sous l’éclairage cru d’un plateau de cinéma. Rien n’est fait pour rassurer le spectateur : pas de légendes (17), peu de dates, seulement un flux d’images qui doivent exister par elles seules, des fragments d’ordinaire, prélevés par un être libre et singulier, qui a ainsi jeté les bases à la fin des années soixante, d’un nouveau langage photographique.

Agnès Sire

EXPOSITION
From Black and White to Color
de William Eggleston
Jusqu’au 21 décembre 2014
Fondation Henri Cartier-Bresson
2, impasse Lebouis
75014 Paris
France

http://www.henricartierbresson.org
http://www.egglestontrust.com

CATALOGUE
From Black and White to Color
de William Eggleston
Steidl Editions
Introduction par Agnès Sire, Essai par Thomas Weski
192 pages
38 €
ISBN : 139783869307930

http://www.steidl.de/

(1) Réponse de William Eggleston à la question de Walter Hopps sur le sens de ses photographies. Voir Eggleston’s World by Walter Hopps, in: William Eggleston, The Hasselblad Award, Scalo, août 1999. Walter Hopps (1932-2005) fut commissaire d’exposition puis directeur de la Menil Collection de Houston.
(2) Adam D. Weinberg, Preface, in: Introduction to Democratic Camera, Photographs and Video 1961-2008, The Whitney Museum of American Art and Haus der Kunst, p.13, 2008.
(3) Images à la sauvette, conçu par Tériade, est publié aux éditions Verve en 1952. La même année, la version américaine, The Decisive Moment, est publiée aux éditions Simon and Schuster.
(4) Mark Holborn, Introduction, in: William Eggleston, Ancient and Modern, New York, Random House Inc., p. 13, 1992.
(5) Stanley Booth, Triumph of the quotidian, in William Eggleston Democratic Camera, Photographs and video, 1961-2008, Whitney Museum of American Art and Haus der Kunst, p. 266, 2008.
(6) Stanley Booth, William Eggleston, in : Brilliant Carrers, William Eggleston, Salon, le 7 septembre, 1999.
(7) Propos recueillis par Kathryn Marx in Photographie magazine, p. 68-69, mai 1996.
(8) Adam D.Weinberg, Preface, in: Introduction to Democratic camera, Photographs and video 1961-2008, Whitney Museum of American Art and Haus der Kunst, p. 13, 2008.
(9) Entretien dans Photographie magazine, mai 1996.
(10) Ute Eskildsen, A Conversation with William Eggleston, in: William Eggleston, The Hasseblad Award, Scalo, août 1999.
(11) Un premier ouvrage, Los Alamos sera publié en 2003 par Scalo. Los Alamos Revisited sera à son tour publié en trois volumes par Steidl en 2012.
(12) Stanley Booth, Triumph of the quotidian, in William Eggleston Democratic Camera, Photographs and video, 1961-2008, Whitney Museum of American Art and Haus der Kunst, p. 266, 2008.
(13) Kristine McKenna, In Conversation with William Eggleston, in: For Now, Twin Palms, 2011.
(14) Thomas Weski, The Tender-Cruel Camera, in: William Eggleston, The Hasseblad Award, Scalo, août 1999.
(15) Je signale la finesse de la longue et très sérieuse étude de Brice Matthieussent Sur William Eggleston, Traffic, n°62, p. 90-103, POL, 2007.
(16) Stanley Booth,Triumph of the quotidian, in William Eggleston Democratic Camera, Photographs and video, 1961-2008, Whitney Museum of American Art and Haus der Kunst, p. 266, 2008.
(17) « J’ai toujours pensé que les titres ne servaient à rien. » (« I never thought that titles were of any help. »), janvier 2002.

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