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Paris Photo 2015 : Zorro à la galerie Lumière des Roses

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Zorro ou le portrait d’un autre
Par Marion et Philippe Jacquier, directeurs de la galerie Lumière des Roses :

Pendant près de trente ans, un homme se livre au jeu du dédoublement photographique. Dans l’intimité de son appartement, il se met en scène, se travestit et prend des photos, répétant inlassablement l’opération. Peu importe si le dispositif photographique est bricolé et maladroit, peu importe le regard des autres. Par les artifices de la mise en scène et l’enregistrement photographique, il donne forme à son fantasme, s’invente en héros et jouit de lui-même.

Cet ensemble, composé d’une centaine de photographies réalisées entre 1940 et 1970, a été trouvé dans une enveloppe soigneusement conservée à l’abri des regards jusqu’à ce jour. En l’absence de toute information sur l’identité de l’auteur, nous l’avons spontanément appelé Zorro, l’homme au fouet, laissant parler les images.

Il n’est pas le premier à avoir pratiqué l’autoportrait de façon obsessionnelle.

D’Hippolyte Bayard à Pierre Molinier, en passant par Claude Cahun ou Cindy Sherman, nombre de photographes se sont mis en scène, illustrant avec brio et parfois humour la célèbre formule de Rimbaud, « Je est un autre ». Pour Zorro, l’autoportrait constitue un véritable enjeu plutôt qu’un jeu. Engagé dans une entreprise imaginaire, il traduit ses images mentales en photos, sans relais, dans une création impulsive qui se soustrait aux normes. Contrairement à la pratique réfléchie d’un artiste, ses photographies donnent à voir une obsession à l’état brut et c’est dans cet art de la singularité que ces images puisent leur force.

Par chance, ces photographies ont échappé au sort de tant d’autres, détruites aussitôt qu’elles sont découvertes en raison de la trop grande intimité qu’elles renferment. Pour nous qui explorons depuis des années le champ immense de la photographie anonyme à la recherche de perles rares, l’attrait de ces visions intimes ne réside pas tant dans leur confidentialité – que nous trahissons en les publiant – que dans leur mystère, cette troublante étrangeté propre à certaines photographies qui donnent à voir sans rien révéler de leur secret.

Texte de François Cheval, conservateur en chef au musée Nicéphore-Niépce :

Le plaisir est bien souvent clandestin. Mais il en est des solitaires qui nous laissent pantois ! Dans un monde clos, sans mouvement, un inconnu, et qui le restera, se signale par un accoutrement et une gaucherie sans pareils. On le surprend face à l’appareil, prisonnier d’un geste simple, sans grande signification, essayant d’enclencher une prise électrique… Au travers d’une séquence, qu’il tentera de répéter quelques années après, se précise donc lentement, ce qui voudrait être un « manifeste », une représentation de soi authentique. L’image délirante est l’objet de notre contemplation étonnée. Ces photographies, une fois passée la stupéfaction, méritent-elles d’être revues et, plus encore, annotées ? Ce n’est pas la première fois que nous assistons au spectacle photographique de la perversité dans l’espace privé. Mais ici l’opération est singulière, faite parfois en compagnie d’une femme que l’on supposera être la mère. Elle a trouvé son lieu d’inscription. Ce corps, de guingois, sommairement grimé, a déniché un espace où s’associer. Il structure l’affect. Il le bâtit sur les relations qu’entretiennent les objets dans la composition de l’image, de leur adaptation entre eux. Dans un coin de chambre, des fragments de meuble, une pendule, une affiche au mur composent un décor sommaire. Pour cet individu, peu importe le décorum, l’événement n’existe que pour la possibilité de mettre en scène le travestissement et ses accessoires : tout est d’égale valeur, le casque en cuir, l’hélice, les cuissardes, la culotte mitée, le ceinturon et le fouet.

L’énumération des attributs est trop liée à l’imagerie sadomasochiste pour qu’on l’envisage simultanément comme récompense et punition. Les suites invisibles de l’opération explicitent a priori la finalité de la prise de vue comme excitation. L’esthétique excentrique, au premier degré, relèverait donc de l’utile, et même du facile, car le fantasme semble pauvre. À bien y regarder, le trouble que le spectateur éprouve n’est pas seulement lié à la représentation mais à la volonté de contrôle du « héros » sur la construction de l’image. L’homme ne trahit aucune émotion particulière véritable. Le visage concentré, on ne peut reconnaître en lui d’expression plus ou moins marquée de ravissement ou d’affliction. On ne distingue ni contentement, et encore moins de réconfort. Son expérience émotionnelle est affranchie de ses expressions. Nous n’arrivons pas à établir de corrélation entre le ressenti et l’état physiologique du sujet. La photographie, ici, en tout cas, n’est jamais en mesure d’indiquer la fréquence cardiaque, le rythme respiratoire, les changements de température et autres données objectives. À supposer que notre sujet ne dispose que d’un cerveau reptilien, il faut donc en conclure, provisoirement, que l’observation physiologique ne nous conduira nulle part. En total décalage avec la photographie érotique, la caractérisation du personnage par sa position à l’endroit de la jouissance s’avère chimérique. Et si le plaisir est supposé advenir ultérieurement à la contemplation des images, le secret de l’expérience rend difficile son étude et sa compréhension. On ne peut évaluer ce qu’on ne pénétrera jamais, le bonheur que lui apporte cette prise de vue. La seule certitude que l’on peut avoir de ce spectacle reste le sentiment d’une pulsion impérieuse qui le conduit à devenir autre. L’homme chavire et ne fait plus qu’un avec son dispositif.

Les images ne créent d’autre situation particulière que la maîtrise du déclenchement et la surveillance de cette opération. Notre « héros », pathétique dans l’effort, n’a de cesse de vouloir générer une séquence spécifique liée à son travestissement. L’agitation corporelle que l’on constate n’est en rien consécutive d’une quelconque agitation psychologique. On la doit aux difficultés qu’il rencontre à connecter une prise électrique ! Tout ça pour ça, devrait-on dire ! Mais à dire vrai, telle est la « vérité » de cette série inepte. L’épisode ne lui procure que du souci. Nous assistons à une tentative, plusieurs fois renouvelée, d’instantané, le résultat d’une action coordonnée. Apparemment, l’important nous échappe. L’homme bataille comme un beau diable afin de mettre en place une situation photographique : un complexe dont lui seul possède les clés. Le déclenchement de la situation émotionnelle est directement lié au branchement. Il renouvelle suffisamment l’opération pour que nous en soyons convaincus. L’événement photographique est décisif pour l’individu. Il en attend beaucoup.

Par ce geste, brancher une prise, il se persuade qu’il va déclencher une force au-delà de la représentation et au-delà de la situation donnée. La stimulation jointe au déclenchement des émotions futures est le déclencheur lui-même. Le programme, parce que c’en est un, suppose une mise en scène autour de la prise de courant, c’est-à-dire, l’apparition de la lumière. On le voit possédé, parfois défiguré par des rictus. La manie du geste libérateur l’emporte sur tout le reste. Jusqu’à l’excès, il met en place un système d’une complexité inutile. Poids et contrepoids s’entrelacent. La pertinence du travestissement n’a de sens que sous la forme de cette parodie photographique. Le dispositif lumineux, acrobatique et bricolé, émet une énergie supposée libérer une puissance potentielle. La lumière est l’homonyme de la vision. Si excitation il doit y avoir, les conséquences éventuelles de l’acte n’adviendront que de la mémoire de la scénographie photographique. Cette expérience n’a donc rien d’immédiat. Voilà pourquoi, dans la projection de potentielles jouissances, l’homme ne montre, apparemment, aucune réaction physiologique. Peut-être, s’imagine-t-il jouir à la vue des images dont l’interprétation dépend de la situation activée et, accessoirement, inconsciente. L’expérience « originelle », réelle, offre si peu qu’elle n’existe que dans ses potentialités de souvenirs fantasmatiques. Ce qui s’est produit un instant doit être l’objet d’une reconnaissance. Il s’observe lui-même et suppose qu’il ne sera jamais vu. Le regard de l’autre ne lui importe nullement. Quant à sa conscience, l’œil de Caïn, elle aussi, l’appareil ne la capturant pas, il la congédie dans l’intimité des photographies avec le juge et le châtiment.

Que s’est-il passé entre les deux séries pour qu’il y revienne ? Le temps s’est écoulé, entre vingt et trente ans. Le personnage féminin (la mère ?) a disparu au profit d’une cuisinière, objet électroménager. À la perte de celle qui partageait son secret, il pourvoit l’offrande d’un petit autel fétichiste. Un bouquet de fleurs, les bottes et le fouet accomplissent le travail de deuil. Hormis cette parenthèse florale supplémentaire, il n’y a pas de divergences dans la manière dont l’événement est vécu. Rien n’a varié, si ce n’est l’apparition de la couleur et la disparition féminine. L’intensité de l’affect reste immensurable. Aucun changement donc. Sur une courte période de temps, l’homme veut reproduire l’événement déclencheur. On peut supposer qu’il a mis autant de plaisir à préparer ce projet que la fois (les fois) précédente(s). Car, redisons-le, il ne trouve sa satisfaction que dans les entraves de l’événement. L’homme n’a pas renoncé. Il continue la recherche d’une identité au travers de ce corps travesti. Malgré les progrès de la photographie, qui pourraient le soulager de bien des difficultés, il soumet encore son corps à des positions improbables. Le désir se déplace sur un nouvel attribut de la modernité. Les fesses sur l’électroménager, notre homme relance l’acte magique du déclenchement photographique.

À qui a-t-il voulu s’identifier ? Et pourquoi ne pas imaginer qu’il s’est simplement grimé et s’est vu Zorro, armé de son fouet ou héros de l’aérospatiale, l’hélice en forme de trophée ? Nous n’en saurons jamais rien. Et si cette imagerie n’existe que pour être regardée, elle n’a été faite que pour lui seul. L’image est la réunion, une résolution efficace, croit-il, de la reconnaissance et de l’identification. Elle transporte le réel aux confins de la métaphore. Elle développe une fiction, muette, déstabilisante parce qu’elle ne nous est pas destinée. Volé à la sphère privée, le régime de cet objet n’interroge pas seulement notre statut de voyeur mais la fonction même du photographique.

Quelque part on attend de la photographie qu’elle propose des modèles spécifiques de comportement. Si l’on pouvait déchiffrer l’état mental de ceux que nous voyons ! Peut-être, en regardant ces images, nous affirmons notre croyance au pouvoir de révélation de l’image mécanique, à ses possibilités d’élucidation. Le trouble ressenti au spectacle de ces images n’est pas uniquement déterminé par la bizarrerie de la situation. L’absence de signification immédiate nous insupporte. La photographie a conquis son empire par le partage d’une culture visuelle commune, par le sentiment commun d’une expérience universelle des affects. Nous savons tous différencier les expressions de plaisir, de déplaisir. Nous exultons et nous souffrons. Et, cependant, rien de ce que nous connaissons dans cette mascarade n’est pertinent pour cet individu. Instruits de notre propre expérience, nous nous savons sujets en possession de lourds secrets. Et nous escomptons encore sur la transparence des images ! La photographie, qui vise à élucider, se met du côté du visible contre l’obscur. Elle aspire à lever les secrets. Or, l’intimité photographique – c’est une fatalité – se voit souvent révélée. Les images orphelines devenues la proie des collectionneurs et des musées sortent du caché et subissent le regard de l’autre. Dans ce nouveau monde, l’image qui nous oppose un silence inquiétant est contraire à la « raison ».

Les événements auxquels nous assistons en photographie nous donnent l’illusion d’être semblables. Leur appréciation est fonction de l’interprétation qui n’est que la conséquence de notre expérience. Les nouveautés ou les modifications n’y changent rien. Elles ne s’inscrivent dans le champ des représentations qu’à la condition de s’y insérer parce que conciliables avec les règles et les valeurs socioculturelles. Chacune de nos pérégrinations visuelles suppose une soumission aux constructions sociales et culturelles dominantes, bien souvent inconscientes. Regarder une photographie est une expérience exploratoire qui n’aime pas l’aventure.

C’est seul que nous évaluons les scènes exposées et leurs multiples significations. La photographie a été inventée pour faire face. Parfois, et c’est ici le cas, les critères de l’interaction sont disjoints. Les scénarios habituellement applicables à l’image sont sans référence. L’automaticité empathique des réactions du spectateur est en panne. On ne saura jamais si la photographie fut pour notre personnage un instrument de régulation de sa vie. Elle a sûrement contribué à sa survie en lui fournissant des moyens automatisés et rapides pour… Pour quoi finalement ? En maniant l’ironie, on peut s’amuser de cette aberrante conception de l’intime. On peut feindre de s’étonner de découvrir sans fin des fonds d’images impénétrables où se côtoient tant d’objets contradictoires. Ces images se refuseront toujours à la compréhension. Mais, de ce fait, elles resteront vivantes parce que formes constantes de l’énigme photographique et de la vulnérabilité humaine.

LIVRE
Zorro
Edition limitée numérotée
Introduction par François Cheval, Conservateur en chef du Musée Nicéphore Niépce
textes en français / anglais
20,5x13cm

EVENEMENT
Signature du livre par François Cheval sur le Stand Lumière des Roses A16 le jeudi 12 novembre à 17h.

FOIRE
Paris Photo 2015
Du 12 au 15 Novembre 2015
Grand Palais
Avenue Winston Churchill
75008 Paris
France

http://www.parisphoto.fr
http://lumieredesroses.com

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