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Paris: Ando Gilardi

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L’exposition rend hommage à Ando Gilardi photographe et historien de la photographie, disparu en mars dernier. « Olive & bulloni » se compose d’une série de photographies historiques réalisées par Ando Gilardi entre les années 50 et 60, d’un certain nombre de publications et de documents de l’époque dont quelques numéros du périodique Lavoro, la revue de la Cgil fondée en 1948 par Giuseppe Di Vittorio et dirigée par Gianni Toti de 1952 à 1958 et dont Gilardi a été le rédacteur.
Le film-interview « Pieds nus mains noires. Travailleurs agricoles et ouvriers des années 50 dans les reportages de Ando Gilardi », sous la direction de Giuliano Grasso, fait aussi partie du parcours de l’exposition.

« Trois de mes amis, Patrizia, Elena et Fabrizio, décidèrent à mon insu de monter une exposition des photographies que j’avais prises lors de mes nombreux voyages dans le nord et le sud de l’Italie de 1950 à 1962, tel un photographe aux pieds nus. C’est ainsi que je me définissais en référence aux médecins aux pieds nus de la Chine de Mao. A cette époque on enseignait à un grand nombre de paysans chinois les rudiments de la médecine, afin de développer une présence médicale sur tout le territoire, d’ailleurs ils sont toujours les seuls docteurs aujourd’hui dans certaines zones rurales éloignées.

En tant que photographe aux pieds nus j’ai eu l’immense privilège d’être dans les années 50 le photographe officiel — ou plutôt non officiel — de la CGIL (1) et de rassembler pour leur hebdomadaire “Lavoro” — qui n’est pas sans intérêt aujourd’hui d’un point de vue anthropologique — les derniers documents photographiques de la disparition — ou devrions-nous dire de l’extinction des trois grandes classes du prolétariat italien. Ainsi d’après les sources officielles, entre sept et huit millions de prolétaires italiens ont perdu leur travail de 1950 à 1962. Ils n’étaient qu’en partie syndiqués, peut-être la moitié : ceux qui s’étaient embarqués dans une intense lutte syndicale profitèrent d’une des « chances», si l’en est, des employés : celle de pouvoir faire grève, participer à des meetings, brandir des drapeaux rouges et des pancartes, occuper des usines, ce qui est toujours mieux que rien. Les non syndiqués participèrent à la lutte également mais leur action ressembla plutôt à celle d’un lutteur sans bras ni jambe dans une partie de catch. La bataille pour le pain des enfants — ainsi qu’ils avaient l’habitude de dire — se termina par une défaite totale : les trois grandes classes du prolétariat historique disparurent littéralement, et socialement parlant : les ouvriers d’usine, les ouvriers agricoles salariés, et les paysans sans terre du sud, ceux que l’on appelait les « cafoni », sans un semblant de contrat ni de syndicat.

Les chiffres décrivant ces trois classes du siècle dernier ne sont pas sans intérêt : dans les années 20 il y avait en Italie un ouvrier d’usine pour six fermiers et paysans sans terre ; à la veille de la seconde guerre mondiale cette proportion n’était plus que de un pour trois. L’économie de guerre avait multiplié les usines et dans la période de l’après-guerre le ratio était de un pour un. Pourtant le nombre d’ouvriers et travailleurs agricoles au chômage demeura bien plus élevé que celui des ouvriers d’usine jusqu’au début des années cinquante, lors de la rapide extinction des trois classes prolétaires dont je viens de parler. J’ai photographié les luttes et les manifestations dans l’idée futile de les faire triompher, et cette exposition documente cette défaite héroïque.
Le fait que ces classes sociales et leurs organisations internes n’aient politiquement pas disparu est curieux : tout comme les étoiles lointaines qui s’éteignent dans l’espace tout en continuant de briller dans le temps. La défaite historique du prolétariat italien illustrait bien l’époque : la nuit d’une grande cause.

L’infime lueur d’une bougie continue de briller — jusqu’au point de s’éteindre maintenant — chez ce photographe aux pieds nus. Non seulement pieds nus mais sur une seule jambe aussi, devrais-je ajouter, il comprit ce qui était en train de se passer, et cette exposition témoigne de ses douze années de sautillements dans toute l’Italie pour les prendre en photo. On y voit des ânes et des mules. Au moment où les photos ont été prises, le nombre de ces moyens de transport était dans le sud dix fois supérieur à celui des automobiles.

Dans de nombreuses villes et villages comme par exemple Albano di Lucania, qui avait alors 3000 habitants environ, et où le maire vint de son domicile de Potenza pour rendre visite à ses administrés, les citoyens se rassemblaient sur la place pour voir l’ « auto-mobile ». Le maire qui était quelqu’un de bien et presque un ami, me dit — et peu importe si vous ne me croyez pas — que le fait d’avoir montré une billet de 1000 lires lors d’un meeting électoral avait suffi pour le faire élire haut la main. Pour ces clichés et chacune des mille et quelques photos que j’ai prises en tant que photographe aux pieds nus dans le nord et le sud de ces années fatidiques, je pourrais vous raconter une histoire différente ; elles pourraient sembler incroyables, mais je peux vous assurer de leur véracité.

La beauté de tout cela réside dans ce qui suit : l’époque, les faits et les millions d’accidentés du travail de ces années-là étaient et sont toujours cités par la presse, la télévision et la totalité des médias de l’information « sociale » comme « le miracle économique italien » ! Ce qui ne correspond désormais qu’à une fosse commune où les noms et les histoires de ce que les textes officiels présentent comme « des unités productives » sont enterrés et oubliés : des visages préservés par des milliers de photos prises par le photographe aux pieds nus.

C’est pourquoi, comme je l’ai déjà dit, je n’aurais pas autorisé une telle exposition : pour que mes semblables reposent en paix, ces hommes et ces femmes dont j’ai composé les photos, avec leur pancartes et leur drapeaux, dans un environnement d’usines muettes, prêtes à être évacuées, ou rassemblés autour de celui qui savait lire pour écouter les informations, le journal étant pour eux la seule chose qui faisait sens. Je ne voulais pas revoir les images de leurs enfants, « pieds nus », tout comme le photographe les cadrant, riant joyeusement et qui auraient mérité un futur bien meilleur. L’hilarité de ces enfants était bien entendu le grand miracle de ces lointaines années.

L’exposition du photographe aux pieds nus est désormais ouverte, elle est accompagnée d’un catalogue conséquent, et je voudrais remercier Patrizia, Elena et Fabrizio. Ils m’ont parlé des gens qui viennent voir ces photos, des gens qui assistent aujourd’hui, peut-être involontairement, à l’aube d’un « autre miracle spécifiquement italien ». Car une autre fosse commune s’ouvre au grand jour, et je ne peux m’empêcher de dire ce qui est ironique dans tout cela c’est que ce sont ceux-là mêmes qui l’ont creusée qui nous l’annoncent. Pour persévérer dans la tradition de notre art, espérons qu’un autre photographe aux pieds nus soit là pour continuer le récit de cette histoire. Mais peut-être cette fois avec de bonnes jambes, un nouveau collègue, un nouvel Ahasverus (2), doté d’outils numériques pour relancer un bon coup de pied. »

Ando Gilardi, traduit par Eric Giraud

________________________
(1) Syndicat de gauche italien
(2) Le juif errant

Olives & Boulons – Le travail des paysans et des ouvriers dans l’Italie de l’après-guerre (1950-1962)
Ando Gilardi

Institut Culturel Italien de Paris
7 juin – 24 août 2012
73, rue de Grenelle
75007 Paris – France

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