Pierre Dubreuil (re)découvert
À l’occasion du 150e anniversaire de sa naissance, le Palais des Beaux Arts de Lille fait un pas vers la réhabilitation du photographe lillois Pierre Dubreuil. Composée d’une centaine de tirages, l’exposition Pierre Dubreuil, Tableaux Photographiques révèle les clichés saisissants de ce photographe méconnu, voire inconnu, dont l’œuvre se destinait pourtant à marquer l’histoire de la modernité photographique.
Au cours d’une carrière allant du pictorialisme à la Straight Photography, Pierre Dubreuil (1872-1944) a produit des images aux compositions originales, qui lui valent de son vivant une renommée internationale. Ses œuvres sont présentées au Photo-Club de Paris ainsi qu’à la grande Exposition Internationale de Photographie Pictorialiste de Buffalo aux États-Unis. La Royal Photographic Society de Londres lui consacre une exposition monographique. Il est membre du prestigieux Linked Ring Brotherhood avant de devenir président de l’Association Belge de Photographie et Cinématographie.
Malgré ces accomplissements, ses archives ayant été détruites lors des bombardements de la Seconde Guerre mondiale, il serait tombé dans un oubli inéluctable sans le travail passionné de Tom Jacobson, qui a permis sa redécouverte. On doit à ce photographe et collectionneur américain l’unique exposition consacrée à Pierre Dubreuil, en 1987 au Centre Pompidou. En 2019, Tom Jacobson fait un don exceptionnel de 92 tirages au Palais des Beaux Arts de Lille, faisant du musée le principal fonds d’œuvres de Dubreuil en France.
Ces tirages modernes au palladium, Jacobson a pu les réaliser à partir des diapositives du photographe récupérées auprès de l’Association Belge de Photographie de Cinématographie. Exposés aux côtés des rares originaux ayant survécu, ils nous permettent aujourd’hui de découvrir la richesse de l’œuvre de Pierre Dubreuil, dévoilée au fil d’un parcours chronologique.
En homme du monde, Dubreuil débute sa carrière dans le contexte des clubs amateurs, alors tournés vers le pictorialisme, mouvement qui revendique le potentiel artistique de la photographie. Le photographe expérimente avec toutes sortes de techniques, comme la gomme bichromatée ou le platinotype, et crée des images bourrées de références à la peinture. Ses premiers clichés nous plongent dans une ambiance impressionniste, parfois même symboliste, et nous renvoient à Degas ou à une esthétique japonisante. Personnage cultivé et passionné d’art, le photographe envisage ses images comme des « tableaux photographiques » qu’il appréhende de manière très intellectuelle. Chez Dubreuil « l’idée conditionne la pratique créatrice ».
Installé à Paris, il développe très tôt une approche personnelle et innovante du pictorialisme, notamment à travers la composition qu’il perturbe en intégrant systématiquement un élément au premier plan : un éléphant, une feuille de marronnier, des balustrades… Ce choix déconcerte les critiques mais devient sa signature et indique sa conception déjà très moderne du médium. Lecteur assidu de Camera Work, il envoie ses travaux à Alfred Stieglitz qui en choisit la moitié pour l’exposition pictorialiste de Buffalo en 1910.
La Première Guerre mondiale entraîne une longue pause de son activité jusqu’à ce que Dubreuil s’installe à Bruxelles au milieu des années 1920. Visuellement, cette étape belge marque une période de transition. Le photographe, en phase avec les mutations artistiques de son époque, se renouvelle avec aisance et abandonne progressivement les effets stylistiques du pictorialisme. À travers son goût pour les objets, et particulièrement les masques, on l’observe s’orienter vers l’esthétique de la Straight Photography qui décrit le monde sans fioritures.
Dans les années 1930, ce tournant vers l’avant-garde photographique est flagrant. Dubreuil s’intéresse essentiellement aux objets du quotidien ainsi qu’à ceux de la modernité. Il les photographie dans des compositions audacieuses, jouant sur les ombres et la lumière, préférant les cadrages serrés et cherchant les jeux de reflets. Il laisse également libre cours à son intérêt pour les regards qu’il capture sous différents angles mais aussi à son amour pour les jeux de mots qui s’épanouit dans son choix de titres : un cliché de cocottes en papier est par exemple espièglement intitulé “Le Boulevard”, en références aux cocottes que l’on pouvait croiser dans les rues.
C’est à cette période que son travail circule et que Dubreuil jouit d’une certaine reconnaissance à l’internationale, aux États-Unis et en Belgique notamment. Quelques années plus tard, il semble néanmoins connaître des difficultés puisqu’il décide de vendre son fonds d’atelier à l’entreprise belge Gevaert. Un moyen également d’assurer sa postérité. Coup du sort, celle-ci est détruite par les bombardements allemands. Dubreuil lui-même s’éteint en 1944, sans avoir eu le temps d’agir face à la disparition de son œuvre.
Cette belle exposition du Palais des Beaux Arts de Lille aura certainement permis de réparer cet injuste oubli. Photographe singulier, qui a superbement cristallisé le potentiel poétique de la photographie, Pierre Dubreuil fait figure de précurseur et incarne la transition entre pictorialisme et avant-garde. Son œuvre a encore bien des choses à révéler. Avis aux chercheurs…
Zoé Isle de Beauchaine
Pierre Dubreuil, Tableaux Photographiques
Jusqu’au 27 février 2023
Palais des Beaux Arts
Place de la République
59000 Lille, France
https://pba.lille.fr/