Cinq années. C’est le temps que Jill Freedman attend pour être redécouverte, jouer quelques semaines avec la notoriété puis sombrer à nouveau dans l’anonymat. Encore pour cinq ans. Avant que quelqu’un ne vienne à nouveau fouiller dans les archives de cette photographe documentaire et humaniste pour exhumer quelques inédites photographies. Un étrange cycle qui la poursuit depuis le début de sa carrière, qui, du reste, n’en a jamais été une.
Cette fois ci, c’est le galeriste Steven Kasher qui lui offre une exposition, intitulée Long Stories Short, jeu de mot sur une célèbre expression anglophone et qui fait référence à ses images qu’elle considère comme de longues histoires narrées de façon succincte. Et on peut ici parler de véritable redécouverte. Presque une autre Jill Freedman, moins douce, moins chaleureuse, ou moins drôle, mais toujours aussi revendicatrice de sa réalité, celle de l’Amérique populaire et de son existence tantôt âpre tantôt euphorique. Il y a ainsi une atmosphère inhabituellement étrange dans cette sélection, intrigante, presque parfois noire : des gueules défaites, des personnages dévisageant du regard, des scènes inquiétantes, l’introduction d’une nudité brute aussi, de sa pratique du flash ou de ses vagabondages nocturnes. Avec un accent sur sa ville, New York, et toute la complexité qu’elle renferme.
Surtout, pour la première fois, et à la différence de ses précédentes expositions ou de ses livres, l’œuvre de Jill Freedman n’apparaît pas sous une thématique, un sujet ou une période. C’est la française Anaïs Feyeux, nouvelle directrice de la galerie qui s’est occupée du commissariat de l’exposition. « Je désire que l’on s’affranchisse de l’idée que Jill Freedman n’est qu’une photographe de sujets et de causes, explique-t-elle. La photographie a toujours été, pour elle, davantage un compagnon de vie qu’un gagne-pain. Montrer aussi que Jill Freedman a un rapport très ambivalent aux choses. Le même évènement peut l’amuser, l’énerver, la rendre mélancolique… Dans son rapport aux gens, elle peut être très humaine comme très sarcastique. J’ai voulu rendre perceptible ces sentiments. Souvent, ses images sont doubles. La jeune mère qui embrasse son enfant sur un bateau en Irlande (Smother Love, 1969) représente à la foi un vrai acte d’amour et un acte terriblement violent, cannibale. L’exhibitionniste seul dans une rue de Manhattan (Gift Wrapped, 1983) est amusant autant qu’il est pathétique et totalement esseulé. Souvent, au contraire de ses livres ou les histoires qui s’écrivent sur des dizaines de pages, une image seule suffit à raconter une histoire. »
Outre la dimension sentimentale des photographies de Jill Freedman, qui en général apparaît assez aisément dans l’ensemble de son œuvre, une profondeur plus insondable est ici manifeste. « J’ai voulu mettre en avant la question formelle chez Jill Freedman, poursuit Anaïs Feyeux. Ce n’était cependant pas dans l’idée de définir un style – j’ai voulu confronter dans un si petit espace des images très différentes entre l’aspect plus vaporeux des photographies prises à San Francisco (1968), celle plus du frontale du Speakers Corner de Londres (1969), ou celle plus focalisée sur les détails et détournée de Loose Change (1979). Il est important de montrer que Jill Freedman a usé de formes très pertinentes pour son époque. En exemple, Smother Love (1969) est une image qui peut faire penser à celles que d’autres photographes américains ou anglais feront dix ans après. Pour une partie de ses photographies sur le thème de l’holocauste, notamment Holocaust Survivor (1982), elle présente les survivants de la Shoah comme des humains affirmés, des combattants presque – à un moment où l’on avait encore comme images d’eux celles faites au moment de la libération des camps de concentration sur lesquels ils apparaissent comme des victimes décharnées. »
Récemment, Agnès Sire, directrice de la Fondation Cartier-Bresson à Paris, confiait à Jill Freedman qu’elle avait retrouvé un certain nombre de ses tirages dans les archives de Magnum. La photographe avait fait un bref passage dans la célèbre agence au milieu des années 70, sans que cela n’aboutisse à son intronisation définitive. Presque une réjouissance, l’indépendance totale de la photographe ayant ainsi abouti à une œuvre personnelle et sans formatage, plus complexe qu’on pouvait le penser, riche de points de vue variés, encore à l’état brut. Jill Freedman ne vit pas la photographie comme un emploi. Et surtout pas comme un escalier social. En vadrouille, elle reste proche des évidences du monde, elle baigne dans la réalité crue. C’est la qualité de sa photo : elle est généreuse et sensible, elle a de l’âme, du cœur, elle laisse une porte ouverte. Mais elle ne se laisse jamais faire. Elle tourne le dos à la fortune. Quand elle photographie des œuvres d’art exposées dans la rue, il y a aussi un clochard qui dort à leurs pieds.
– Jonas Cuénin
EXPOSITION
Long Stories Short de Jill Freedman
Du 17 septembre au 24 octobre 2015
Steven Kasher Gallery
515 W. 26th Street
New York, NY 10001
USA