Le britannique Bill Brandt, figure prééminente de la photographie du XXe siècle, a laissé comme héritage une vision subdivisée entre documentaire humaniste et conception artistique du réel. Comme le suggère le titre de l’exposition qui lui est consacrée au MoMA de New York, une grande partie de ses photographies monochromes sont dotées d’une atmosphère contrastée, à la limite de l’étrange ou du mystérieux, disposant souvent les hommes, objets ou paysages entre ombre et lumière. Il faut y entrevoir un manifeste pour la poursuite de la curiosité, symbolisé par ses divers propos sur la nature du medium photographique, qu’il considérait comme un moyen d’observer le monde avec originalité et fraicheur. Une expérience à mener avec « un sens de l’émerveillement », – « a sense of wonder » – comme il l’écrit en anglais en 1948.
Outre sa passion pour les effets de lumières, Bill Brandt avait une affection certaine pour les lignes. On les retrouve surtout dans ses prises de vues architecturales ou paysagistes. Elles coupent l’image en deux ou trois, la quadrille ou la font vivre, comme dans celle qui, intitulée Giant’s Causeway, Antrim, 1956, fait apparaître une chaussée de pierres au pied d’une montagne ; ou comme dans The Pilgrim’s Way, Kent, 1950, où se sentier blanc fait office de chemin vers l’imprévu. C’est pourtant avec les courbes que Brandt excelle. Celles qui dessinent la campagne ou ses lacs, les escaliers en tourniquet, mais surtout le corps des femmes.
Les nus de Brandt, réalisés entre 1945 et 1959, composent aujourd’hui sa plus célèbre série et représentent, à travers leur caractère unique dans l’histoire de la photographie, son avènement en tant qu’artiste. Durant ces années, il photographie ses modèles au grand angle, avec un équipement Kodak à ouverture fixe à l’origine conçu pour la documentation de scènes de crimes et faits divers. La grotesquerie insinuée par cette technique laisse ici place à une exceptionnelle forme de poésie. Une poésie davantage composée d’authenticité et de jeu espiègle que de désir, de passion ou d’amour. Brandt illumine ces femmes dans la pénombre, leur allonge les bras ou les jambes, grossit leurs formes et leur postérieur en particulier, arrondit leur dos, s’amuse avec l’entrecroisement de leurs membres, créant ainsi des fenêtres, des lettres, des signes incongrus, des énigmes de moules anatomiques. Le lobe de leurs seins est un apôtre de leur sensibilité, la raie de leurs fesses – élément plutôt délaissé dans la pratique du nu – un trait de caractère.
Sur les plages d’Angleterre ou de France, Brandt associe les doigts de la main aux galets et empile à nouveaux les membres pour les confondre avec la roche, faisant apparaître des totems humains. Cet accouplement entre être et nature est l’un des génies de Brandt, qui dans une image pose la tête de son modèle sur le sol et photographie son oreille au premier plan, donnant ainsi l’impression qu’un grand trou semble défier la falaise dominant la plage. Ici, ce n’est pas un nu que l’on observe, mais bien un paysage. Dans cette atmosphère qui paraît communément étrange, jamais il n’est porté atteinte à l’intégrité ou la sexualité de ces femmes. Au contraire, Brandt, à travers sa vision surréaliste du romantisme, expose avec sensibilité leur vulnérabilité, non sans un point de fétichisme. Il défie les notions préconçues du genre, se joue de l’inhabituel et rend élégante l’exagération.
Avant ce travail mémorable, dans les années 30, le photographe avait construit sa réputation avant la Seconde Guerre mondiale avec la publication de The English at Home (1936) et A Night in London (1938), deux ouvrages qui distillent ses débuts voués à l’étude de la vie en Grande-Bretagne. Au cours de cette même période, Brandt se rend dans plusieurs villes industrielles du nord de l’Angleterre pour y constater l’impact de la crise économique. Ses scènes de vies et portraits témoignent sans équivoque du chômage dévastateur qui frappe la région à l’époque. Au cours de la guerre, Bill Brandt continue à documenter dans un style classique la vie des britanniques sous les bombes, pour d’emblématiques photos de Londres prises durant une panne historique d’électricité et d’autres aussi célèbres, qui ont immortalisé les abris de fortune pendant le Blitz et les habitants de Liverpool réfugiés dans les souterrains du métro. Engagé par plusieurs journaux et magazines, tels Picture Post, Lilliput, ou Harper’s Bazaar, Brandt a également soigné sa pratique du portrait avec un fort accent sur les figures littéraires contemporaines de Grande-Bretagne. Son style solennel est devenu l’une des marques de fabrique de cette pratique. Entre autres, Dylan Thomas, Norman Douglas, Evelyn Waugh, Reg Butler, Harold Pinter, Martin Amis, Tom Stoppard, ou Francis Bacon ont expérimenté sa capacité à distraire le regard de son sujet.
Là encore, le style Brandt est omniprésent, notamment dans le portrait d’Henry Moore, qu’il met en scène accoudé à une sculpture en bois aux formes abondantes, ou celui de Barbara Hepworth, qu’il imagine à travers l’ellipse et le quadrillage de ce qui ressemble à un métier à tisser. Encore plus dans cette photographie d’une jeune fille inconnue, qu’il allonge à nouveau à terre au premier plan, bouche béante, le regard figé vers le plafond, dans une atmosphère digne d’un film d’épouvante. On peut qualifier l’œuvre de Brandt d’indiscernable, sombre, énigmatique. Il n’en reste pas moins que derrière ce surréalisme fantastique se dressait le regard d’un homme à l’inventivité prodigieuse. Dissimulée par les ombres et sublimée par la lumière.
Jonas Cuénin
Bill Brandt : Shadow and Light
Jusqu’au 12 août 2013
MoMA de New York
11 W 53rd St
New York, NY 10019
USA
(212) 708-9400