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Museum of Art Pudong : HS Liu 

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HS Liu ou comment nager dans une mer rouge (avec son appareil de photo hors de l’eau).

Trente-quatre ans après l’écrasement du soulèvement prodémocratie de Tiananmen (juin 89) et la chute du mur de Berlin (novembre 89), qui se souvient encore des espoirs éveillés et de la désillusion déprimante que les deux événements historiques de 1989 ont suscités, tous deux pour un monde meilleur, un monde en paix et un monde uni ? Il s’est avéré que l’appareil de photo d’un photographe s’est braqué sur ces des deux événements. Alors, la meilleure façon de comprendre ce qui s’est passé est de regarder les photographies de Liu Heung Shing, et en particulier son livre « Une vie dans une mer rouge », publié par Steidl, qui fait référence à sa vie personnelle pendant ces deux décennies extraordinaires 1980 et 1990. HS est né à Hong Kong mais a fait ses études en Chine communiste, avant de s’inscrire au Hunter College de New York et de devenir un photojournaliste couronné par un prix Pulitzer. Sa couleur « rouge » fait référence aux deux principaux pays qu’il a parcourus avec tant d’avidité derrière (ce terme aujourd’hui tombé en désuétude) le « rideau de fer ». Après avoir travaillé dans ses premières années pour le magazine Time/Life à Pékin et il passera plus tard la majeure partie de sa carrière à l’agence Associated Press, en Chine et en Russie. Liu Heungshing, connu de tous sous son sobriquet : « HS », alors que peu de gens l’appellent par son prénom cantonais Heung Shing, encore moins par son prénom en mandarin Xiang Cheng, sauf les officiels en Chine communiste, HS, donc a eu cet œil unique et cette chance inouïe de se retrouver au bon endroit et au bon moment.

Né en 1951 à Hong Kong de parents originaires de Fuzhou (Province du Fujian Chine), HS part étudier à New York et entre en stage au magazine Time/Life où il rencontre son mentor Gjon Mili, le fameux photographe de Life Magazine qui a photographié Picasso dessinant avec la lumière dans l’obscurité. Mili lui ouvre les dossiers et les planches-contacts des photos de Chine d’Henri Cartier-Bresson et de Marc Riboud, inspirant son désir d’aller photographier la Chine. HS reçut sa première mission lors de la mort de Mao en 1976, mais il ne fut autorisé à rejoindre Pékin qu’en 1978, où il devint membre de l’Associated Press du Bureau de Pékin. Juste à temps pour être le témoin des années 80 et 90, l’ère de réforme et d’ouverture de Deng Xiaoping, après la fin de la Révolution Culturelle. À la suite de l’incident de « l’Homme du Tank » de Tiananmen de 1989, il a été réaffecté en Russie, à nouveau juste à temps pour assister au retrait des troupes Soviétiques de l’Afghanistan après 10 ans de guerre futile contre les Talibans, et à la chute du mur de Berlin et, pour finir, à l’effondrement total de l’Union Soviétique.

Selon ses propres mots : « Au cours du dernier quart du 20e siècle, j’ai suivi deux des développements géopolitiques majeurs, la montée de la Chine et l’effondrement de l’Union Soviétique. Ces deux grands sujets de photojournalismes à long cours continuent de se répercuter au 21e siècle. La signature par les six ministres des Affaires étrangères au Kremlin qui a déterminé la réunification des deux Allemagnes et qui a conduit à l’expansion de l’OTAN, est l’une des causes du conflit aujourd’hui en Ukraine.  » L’ex-Union Soviétique par la démission de Mikhaïl Gorbatchev a modifié la carte géopolitique de l’Asie centrale. La montée en puissance de la Chine, désormais championne d’un ordre mondial multilatéral, est considérée avec réserve, voire suspicion, en Occident.  »

(Note de JL : qui se souvient encore de Chevardnadze, du ministre des Affaires étrangères de Gorbatchev, de Hans-Dietrich Genscher pour l’Allemagne de l’Ouest, de Markus Meckel pour l’Allemagne de l’Est, de Roland Dumas pour la France, de Douglas Hurd pour le Royaume-Uni, de James Baker pour les États-Unis ?).

HS a raison si l’on lit les gros titres à la une d’aujourd’hui, ils sont principalement marqués par le conflit en cours entre la Russie et l’Ukraine et par la tension croissante entre les États-Unis et la Chine. Mais je me souviens aussi d’avoir joué il y a dix ans (juillet 2013) le rôle d’intervieweur lors de la conférence de HS Liu à Shanghai au Glamour Bar du Three-On-the-Bund, à l’occasion de sa rétrospective au China Art Palace. Après avoir montré ses photos de l’évolution de la société chinoise de la pauvreté à la richesse, j’ai évoqué le sujet de ses deux photos emblématiques des années tumultueuses vécues par HS. La première est encore invisible en Chine, c’était au lendemain de l’écrasement de la manifestation des étudiants qui manifestaient sur la place Tiananmen, la seconde était la photo qui a contribué à l’attribution du prix Pulitzer à toute l’équipe d’Associated Press pour leur couverture de l’effondrement de l’Union Soviétique.

En 1989, au matin du 15 avril 1989, on annonça que la population de la République Populaire de Chine atteignait officiellement 1,1 milliard d’habitants. Au même moment les journaux publiaient la nouvelle de la mort de l’ancien secrétaire du Parti Hu Yaobang (un réformiste), deux jours plus tard, sa cérémonie commémorative devint l’occasion du rassemblement des étudiants sur la place Tiananmen. La manifestation s’est intensifiée et transformée en grève de la faim pour des milliers d’étudiants, créant un défi sans précédent pour les dirigeants qui ont décidé finalement de déclarer la loi martiale et d’envoyer des soldats et des chars, ce qui s’est terminé par la tragédie du 4 juin. Alors que la contestation faisait rage à Pékin, en Pologne, le Parti communiste polonais abandonna son monopole du pouvoir et accepta d’organiser des élections libres avec Solidarnosc (juin 1989). Cinq mois plus tard, le mur de Berlin est tombé (le 9 novembre 1989). Et deux ans plus tard, Gorbatchev, qui avait rendu visite aux étudiants de la place Tiananmen, déclenchera la chute de l’Union Soviétique.

En juin 1989, au lendemain de l’entrée des tanks sur la Place Tiananmen, HS qui était le chef du bureau par intérim de l’AP à Pékin, envoya son collègue Jeff Widener à l’hôtel de Pékin, poste d’observation par excellence. Ce fut là que Widener réalisa la fameuse photo du « Tankman », le héros inconnu debout devant une colonne de chars fumants. Widener a réussi à trouver un étudiant américain pour apporter les négatifs à HS Liu. Pendant que HS traitait à la hâte le rouleau de pellicule, il a été alerté que des chars arrivaient vers son bureau, alors il trouva un endroit sur le toit pour photographier les chars. L’image inattendue est celle d’un couple de jeunes amoureux à vélo, se cachant sous le pont où patrouillaient les chars. HS Liu expédia les deux photos par un transmetteur Leafax au siège de l’AP. (Le Leafax fut le premier scanner et émetteur portable inventé en 1988 par Leaf System, Inc. et AP en avait fourni un à son bureau de Pékin !). Le lendemain, HS me dit : tous les grands journaux du monde ont diffusé les deux clichés, ceux au montage horizontal ont publié le Tankman, ceux en vertical ont opté pour les amoureux sous le pont des chars. Si le Tankman de Widener traduit un puissant message de paix face à la violence, Les amoureux de HS Liu sous le pont des chars raconte une histoire universelle d’amour romantique face aux temps de guerre et de destruction. À ce propos, le massacre de Tiananmen aurait pu bénéficier d’un plus grand impact s’il n’avait pas été éclipsé par la mort de l’ayatollah Khomeini à Téhéran, survenue le même jour et aussi largement diffusée.

Rappelons les trois phases du développement chinois : depuis « la Chine se lève » (la première déclaration de Mao en octobre 1949), à « enrichissez-vous d’abord » (les discours de Deng Xiaoping à partir des années 1980), jusqu’à « devenons une puissance forte » (la ligne de Xi Jinping depuis 2013), HS a entièrement couvert les deux premières étapes : depuis son portrait de 1996 d’un écolier du Guizhou qui faisait à pied quotidiennement les 20 kilomètres qui séparaient son village démuni et pauvre jusqu’à son école, jusqu’à la photo bien léchée de 2010 de deux riches jeunes shanghaiennes dans une Mercedes-Benz décapotable circulant cheveux au vent les boulevards du quartier financier de Pudong. Entre les deux, la riche collection de scènes sociales chinoises de HS Liu des années 70 et 80 donne une vision sur l’histoire inédite. HS attribue cette réussite à sa double identité : sa propre « chinoisité » et son œil de culture occidentale.

Lors de sa conférence au Glamour Bar, j’ai demandé à HS d’expliquer sa photo emblématique de Gorbatchev annonçant sa démission. A la veille du 25 décembre 1991, HS Liu, chef photo du bureau d’AP à Moscou, reçoit un appel téléphonique de Tom Johnson, le président de CNN, qui vient d’arriver à Moscou : venez me voir au Kremlin demain soir. En arrivant là-bas, Johnson conduisit HS dans la salle où la télévision soviétique avait installé tout le décor et les éclairages pour retransmettre en direct un discours important de Mikhaïl Gorbatchev. CNN était la seule télévision étrangère à obtenir l’exclusivité de diffuser l’événement à l’international, et HS Liu était le seul photographe étranger présent sur les lieux ! Il s’est donc positionné sous le trépied de la caméra de télévision, flanqué d’un agent du KGB à l’air hostile qui l’a averti de ne pas prendre de photo pour éviter que le déclic de son obturateur ne gâche pas la retransmission. Après 6 ans et demi au pouvoir, Gorbatchev devait annoncer son abdication. Résumant ses réalisations, le dirigeant soviétique a déclaré : « nous nous sommes ouverts au monde, nous n’intervenons plus dans les affaires des autres pays, nous n’utilisons pas notre force nationale à l’extérieur du pays et les gens nous rendent la pareille avec confiance, solidarité et respect. Nous sommes devenus l’un des centres majeurs transformant le monde moderne selon des principes pacifiques et démocratiques. » Ces mots sonnent si poignants et ironiques aujourd’hui, au lendemain de « l’exécution » du chef mercenaire par Vladimir Poutine dans le contexte de guerre en Ukraine et de l’avenir incertain et troublant du groupe Wagner en Afrique et en Syrie. Dès que Gorbatchev a terminé son discours, il claqua d’un coup sec la chemise contenant les papiers du discours, HS déclencha simultanément, ayant prévu de synchroniser son déclic avec la fermeture du dossier. HS se souvient : « Dès que j’ai pris cette photo, l’agent du KGB qui se tenait à ma gauche derrière la caméra… m’a donné un coup de poing dans le dos. » Mais sans perdre de temps pour évaluer sa douleur, son instinct fut de s’enfuir au plus vite pour sauver sa pellicule de la confiscation. Alors qu’il dédallait les escaliers recouverts d’épais tapis du Kremlin, il a vu tous les autres journalistes et photographes qui attendaient dehors, et qui se sont rendu compte que HS leur a volé le scoop, alors ils ont tous levé leur doigt d’honneur en lançant des jurons à Liu. Désireux de développer ses négatifs au plus vite pour envoyer la photo aux clients d’AP, HS a couru vers sa voiture : « J’ai vu le drapeau de l’Union Soviétique descendre et celui de la Fédération de Russie se lever, et je conduisais comme un malade pour retourner au bureau. » Liu a trouvé l’image suffisamment nette et la fermeture du dossier du discours avait un joli mouvement malgré la faible vitesse d’exposition. Cette « image » a fait le lendemain « la une de pratiquement tous les journaux du monde entier – ce fut la fin de l’Union Soviétique ».

Il y avait une petite anecdote en parallèle mais chargée de symbole du déclin de l’Union Soviétique : au moment où Gorbatchev s’apprêtait à signer son document de démission, son stylo-plume est tombé en panne sèche ! Alors ce fut le président de CNN Tom Johnson qui lui prêta son propre Montblanc pour qu’il accomplisse la signature. Quel symbole ! On peut se demander, à côté d’un Donald Trump qui aime utiliser un marker Sharpie pour ses signatures mégalomanes, avec quel style (made-in-China ?) Vladimir Poutine signera un cessez-le-feu avec l’Ukraine ?

Jean Loh

 

La rétrospective de HS Liu “Lens Era People” se tient au nouveau musée de Shanghai le MAP (Museum of Art Pudong) Juin – Octobre 2023

Le livre de Liu Heung Shing : “A Life in a Sea of Red”, publié par Steidl Verlag ; 286 pages (sorti en Mai 2019). ISBN:‎ 978-3958295452

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