Rechercher un article

Musée suisse de l’appareil photographique – Vevey : Photographie et horlogerie

Preview

Techniques centrales de la modernité occidentale, la photographie et l’horlogerie reposent toutes deux sur la maîtrise fine de la durée. Littéralement et symboliquement, elles mettent le temps en boîte. Leur proximité est telle que Roland Barthes parlait de la photographie comme d’une « horloge à voir ». Reste que leurs liens intimes ont été étonnamment peu considérés jusqu’ici.

Entre-deux-guerres, face aux crises économiques, le savoir-faire horloger suisse trouve une diversification dans la fabrication d’appareils photographiques. De la photographie à l’horlogerie, il y a certes le pas de l’optique et de la chimie, mais surtout la base commune de la mécanique de précision avec ses rouages, ses ressorts, ses leviers, ses compteurs, ses emboîtements millimétrés. De la vallée de Joux à l’Argovie, des entreprises se lancent dans la réalisation d’appareils photo haut de gamme.

LeCoultre propose le Compass (1937), chef d’œuvre de technologie miniaturisée, prouesse aux multiples fonctionnalités. L’Alpa de Pignons (1944) connaît un grand succès international dans l’après-guerre, porté par le slogan de «La caméra des horlogers suisses». L’appareil photo pour pigeons Michel (1937) est l’ancêtre de la caméra des drones : il permet des prises de vue aérienne à basse altitude, destinées aux missions de reconnaissance militaire. Le Tessina de Siegrist (1960) est si compact qu’il peut être porté au poignet comme une montre ; il est l’un des appareils fétiches de l’espionnage de la guerre froide. Le photofinish est développé dans l’après-guerre par Omega, Longines, bientôt Swiss Timing. Plus que jamais d’actualité dans les compétitions sportives, le photofinish fait de la photographie une véritable horloge visuelle, capable de montrer l’étirement du temps jusque dans ses plus infimes dimensions.

C’est à cette exploration inédite qu’invite l’exposition, accompagnée d’une riche publication aux Editions Infolio, à paraître fin février 2022. Celle-ci propose des études de cas, des essais thématiques et l’approfondissement des rapports entre photographie et horlogerie. Exposition et publication procèdent d’un projet de recherche mené en étroit partenariat avec l’Université de Lausanne.

 

Deux machines de la conservation du temps

 Depuis bientôt deux siècles, la théorie photographique le proclame : la photographie est un art du temps. Pourtant, on a étonnamment peu considéré les liens intimes qu’elle entretient avec l’art séculaire de la mesure du temps, l’horlogerie. À l’instar de l’horloge en effet, l’appareil photographique se définit comme une machine de conservation du temps et, comme elle, son fonctionnement repose sur la maîtrise fine du découpage de la durée (…)

Il est possible d’établir une série d’homologies entre ces deux mécanismes aptes, littéralement et symboliquement, à mettre le temps en boîte. Qu’il s’agisse de techniques analogiques ou numériques, leurs composants sont souvent semblables. Les mêmes matériaux et les mêmes outils ont servi ou servent à leur fabrication. Ils ont incorporé en parallèle les avancées de l’électronique, puis de l’informatique, ce qui a engendré, autant pour l’un que pour l’autre, une révolution de leurs usages et de leurs marchés. Il s’agit aussi de machines métaphoriques qui questionnent, avec une force égale, notre rapport au temps et incarnent le caractère transitoire de l’existence humaine. L’appareil photographique et l’horloge ont en outre, dans le même élan vers la précision, progressivement fractionné le temps pour améliorer leur efficacité, passant de l’heure à la minute, puis de la seconde au dixième, centième ou millième de seconde.

Avec le raccourcissement des temps de pose, la photographie, longtemps définie comme le produit de l’optique et de la chimie, est devenue tout autant, dès la fin du XIXe siècle et l’essor des obturateurs, une technique hautement mécanisée, impliquant moult rouages, ressorts, leviers, compteurs ou minuteries. Elle sollicite alors de plus en plus des entreprises spécialisées dans la mécanique de précision. C’est le cas de façon emblématique en Suisse, cœur de l’horlogerie mondiale au XXe siècle, où face aux crises de l’entre-deux-guerres, la photographie va apparaître comme un terrain privilégié de diversification des savoir-faire horlogers. Dès le XVIIIe siècle, automates et boîtes à musique déjà avaient mis la mécanique horlogère au service de la production automatisée des images et des sons, et au XXe siècle, plusieurs entreprises helvétiques perpétueront cette tradition en se tournant vers la fabrication de caméras, de tourne-disques ou d’enregistreurs. Un certain nombre d’entre elles choisiront surtout de mettre au point une remarquable série d’appareils photographiques haut de gamme qui, développés des années 1930 aux années 1960, vont marquer de façon multiple les échanges entre les deux domaines.

(Luc Debraine et Olivier Lugon ; extrait de l’introduction au catalogue « Photographie et horlogerie » à paraître fin février 2022 aux éditions Infolio).

 

Compass, « fabriqué comme une montre »
Conçu dans l’entre-deux-guerres par un inventeur britannique, le Compass a comme slogan « Built like a watch ». Sa fabrication est confiée à la manufacture LeCoultre & Cie, aujourd’hui Jaeger- LeCoultre. L’appareil en aluminium, grand comme un paquet de cigarettes, est une merveille technologique. Equipé d’un objectif 35 mm et d’un télémètre pour la mise au point, le Compass reçoit des plaques 24 x 36, puis plus tard des films en rouleaux de 6 poses produits chez Ilford en Grande-Bretagne. Il propose des filtres intégrés, un posemètre, deux viseurs (dont l’un à angle droit), un verre dépoli de visée, un niveau à bulle, des dispositifs pour prises de vue panoramiques et stéréoscopiques. Ses mouvements internes sont d’une précision incomparable, comme l’est le soin apporté à la finition de l’appareil, aux Côtes de Genève également présentes sur les mouvements horlogers LeCoultre. La publicité du Compass bénéficie du savoir-faire de l’agence lausannoise Trio, partenaire de la manufacture du Sentier. Vendu dès 1937, l’appareil voit son destin s’arrêter net avec la Seconde guerre mondiale. Il aura au total été produit à moins de 5000 exemplaires. Il est aujourd’hui très recherché par les collectionneurs.

Alpa, « la caméra des horlogers suisses »
Également à l’origine des caméras Bolex, l’inventeur Jacques Bogopolsky propose dans les années 1930 un appareil photo 35 mm à l’entreprise horlogère Pignons, établie à Ballaigues dans le Jura vaudois. L’appareil présente l’originalité d’avoir une double visée télémétrique et reflex. Pignons revoit toute la conception du boîtier, puis le commercialise sous le nom Alpa en 1944. Une astucieuse visée par prisme est proposée dès 1949. Dans les années 1950, apogée de la marque vaudoise, une soixantaine de collaborateurs assemblent jusqu’à 200 appareils par mois. La publicité Alpa tire parti de l’aura de précision et de fiabilité techniques de la Suisse, ainsi que d’une fabrication effectuée par des spécialistes de l’horlogerie. Le slogan « La caméra des horlogers suisses » s’impose comme une évidence. Le positionnement luxueux de la marque est aussi un avantage. Alpa subit dans les années 1960 la concurrence japonaise avant de peiner à répondre à l’introduction de l’électronique dans les appareils photo. La marque tente une diversification de ses produits (médical, reproduction, macrophotographie, photo sous-marine et panoramique) mais n’évite pas la faillite en 1990. Le nom Alpa est ensuite racheté par des entrepreneurs alémaniques qui lancent un appareil moyen format haut de gamme.

L’appareil pour pigeons Michel
En 1909, l’Allemand Julius Neubronner présente un appareil photo à déclenchement automatique pour pigeon voyageur. Destiné aussi bien aux civils qu’à la surveillance militaire, le dispositif tire parti d’un retardateur à déclenchement pneumatique, ainsi que deux objectifs qui saisissent deux images par vol, bientôt remplacés par un seul objectif pivotant. L’appareil se fixe par des brettelles élastiques au poitrail de l’oiseau. L’armée allemande renonce à l’utiliser. En 1936, l’Argovien Adrian Michel brevète un appareil similaire avec, lui aussi, un objectif militaire. Michel dirige une société horlogère à Walde. Il cherche à diversifier sa production dans une mauvaise période économique. Son savoir-faire lui permet de concevoir un retardateur mécanique d’inspiration horlogère, doté d’un ressort, d’un train d’engrenages, ainsi que d’un système d’échappement. L’appareil de 70 grammes peut, au choix, prendre 6 à 7 photographies avec des intervalles de 30 secondes ou 12 à 15 photographies avec des intervalles de 15 secondes. Un mécanisme réarme l’obturateur et assure le retour de l’objectif pivotant à sa position initiale. L’expertise horlogère de Michel lui permet de loger ces nombreux éléments dans un boîtier de petite taille. L’armée suisse ne sera pas intéressée par l’invention pour pigeon. La production sera abandonnée après la fabrication d’une centaine d’unités.

Tessina, au service du renseignement
Au début des années 1950, l’ingénieur allemand Rudolf Steineck met au point un minuscule appareil photo en forme de montre-bracelet. Des déconvenues financières le forcent à s’installer au Tessin, où il travaille sur un appareil 35 mm miniature, capable d’entrer dans un paquet à cigarettes. Le boîtier comprenant 300 petites pièces, il en confie la fabrication et le montage à l’entreprise horlogère Siegrist à Granges, dans le canton de Soleure. Le Tessina est commercialisé en 1960.

Contrairement à son concurrent miniature Minox, l’appareil utilise un film 35 mm standard qu’il est possible d’embobiner soi-même dans une cassette spéciale. Un mouvement quasi horloger automatise le transport du film et l’armement de l’obturateur. Le Tessina dispose sur sa tranche de deux objectifs, l’un pour la visée, l’autre pour la prise de vue. Il peut accueillir une série d’accessoires, à commencer par un bracelet qui autorise de le porter au poignet comme une montre. Un posemètre, une loupe de visée, un prisme de redressement d’image, ainsi qu’une montre rectangulaire à 17 rubis figurent aussi parmi les accessoires. Le Tessina est beaucoup utilisé pendant la guerre froide par les services de renseignements américains, soviétiques ou est-allemands. Il est l’un des protagonistes du film Topaz (L’étau) d’Alfred Hitchcock. Il est retrouvé sur l’un des agents chargés du cambriolage du parti démocrate dans le Watergate, l’affaire qui provoquera la chute du président américain Richard Nixon. Le Tessina sera produit à plus de 20 000 unités jusque dans les années 1990.

Photofinish, chronographe photographique
L’histoire du photofinish incarne la convergence entre la photographie et l’horlogerie, réunies ici dans le but de repousser les limites de précision dans la mesure du temps. Dès le XIXe siècle et l’invention de l’obturateur, la photographie dépasse en rapidité les capacités de l’œil humain. Elle est rapidement utilisée pour départager les concurrents des compétitions sportives, à commencer par les courses de chevaux. Dès les années 1940, en particulier dans les compétitions olympiques, Omega et Longines proposent des appareillages qui intègrent la mesure du temps à la capture de l’image. Le photofinish est un enregistrement photographique continu, réalisé en laissant ouvert l’obturateur de l’appareil. Le film défile à la même vitesse que les concurrents sportifs devant une fente alignée sur la ligne d’arrivée. Le résultat est une longue bande de film sur laquelle il est possible de distinguer l’instant précis du passage de chaque concurrent dans la zone sélectionnée. En d’autres termes, l’écart qui sépare deux compétiteurs ne montre pas une distance, mais un intervalle de temps. Le système se veut objectif, impartial, le plus précis possible. Les caméras sont d’abord analogiques, rendant obligatoire le développement du film avant la transmission des résultats. Puis l’électronique, la vidéo et la technologie numérique améliorent sans cesse la précision du système. Omega et Longines fondent la société Swiss Timing en 1972, plus tard intégrée à Swatch Group.
Aujourd’hui, une caméra numérique Scan’O’Vision de Swiss Timing est capable d’enregistrer jusqu’à 10 000 images par seconde le passage de chaque concurrent sur une ligne d’arrivée.

 

Photographie & horlogerie
Du 20 janvier au 21 août 2022
Musée suisse de l’appareil photographique
Grande Place 99
1800 Vevey, Suisse
www.cameramuseum.ch

Merci de vous connecter ou de créer un compte pour lire la suite et accéder aux autres photos.

Installer notre WebApp sur iPhone
Installer notre WebApp sur Android