Le 12 août 1969, les Apprentices Boys of Derry, protestants unionistes de l’ordre d’Orange, défilent près du quartier ouvrier et catholique, défiant la population. La bataille du Bogside éclate, c’est le début des « Troubles » en Irlande du Nord. Les nationalistes ripostent par des jets de pierres et des cocktails Molotov aux gaz lacrymogènes et véhicules blindés des forces de l’ordre britanniques.
Deux jours plus tard, tandis que d’autres émeutes éclatent dans le pays, l’armée britannique tente de s’interposer.
Ces événements marquent le début d’une guerre civile qui durera près de trente ans.
Gilles Caron [1939-1970] est à Londonderry le 12 août, il couvre le défilé orangiste pour le compte de l’agence Gamma. Il pressent la montée de violence et une fois sur place, en comprend très rapide- ment les enjeux.
“C’est très simple. J’étais en Irlande avant tous les autres.
La veille des bagarres, j’étais parti là-bas pour faire un défilé qui devait avoir lieu. Tout était calme et même pittoresque. Les mani- festants défilaient tranquillement en chapeaux mous et fleur à la boutonnière. À quatre heures de l’après-midi, ça a commencé à se bagarrer. Ça a commencé doucement, trois, quatre, cinq cailloux et subitement c’est devenu important, ils ont mis le feu à des quartiers entiers, et ça a duré comme ça pendant trois jours.
On s’imaginait que ça allait se terminer aussi subitement que ça avait commencé. À Paris ils pensaient que ça ne valait plus la peine d’envoyer quelqu’un. Les manifestants ont pris l’arrivée de l’armée anglaise comme une victoire des catholiques. J’ai cru que c’était fini, j’allais rentrer quand ça a recommence à Belfast. De Londonderry j’ai pris le taxi pour Belfast. J’ai travaillé une journée et une nuit, j’ai pris l’avion pour aller à Londres et j’ai donné mes photos à un passager qui revenait à Paris.
C’est-à-dire que le lendemain à Gamma ils avaient les originaux avant les « belins » des journaux anglais. Les types de Match sont arrivés le samedi quand moi je repartais.”
Entretien de Gilles Caron dans Zoom nº 2 mars-avril 1970
Des premières prises de vues du cortège défilant en musique, aux premiers jets de pierres, Gilles Caron enregistre la tension monter. Ses photographies retranscrivent la posture triomphante des uns et la rupture sur le visage des autres. Les gestes de soulève- ment qu’il immortalise dans les premiers instants résonnent avec ses photographies prises à Paris en mai 68. Mais très vite, les forces de l’ordre qui font face aux civils semblent dépassées et la ville se transforme en champ de bataille. L’Irlande du Nord est en guerre.
Gilles Caron qui connait les conflits armés [il a couvert la guerre des Six jours, le Vietnam, le Biafra] témoigne de ce basculement.
Au-delà du fait d’être le « premier » sur place, le travail de Gilles Caron se distingue par une grande modernité de l’approche photographique. En quatre jours, soixante-deux films noir et blanc et près de trois cents vues en couleurs, Gilles Caron développe un véritable fil narratif, alternant prises de vues de jour comme de nuit, en noir et blanc et en couleur. Très mobile il change constamment de point de vue : champ, contre-champ, en haut d’un immeuble, au coin d’une ruelle ; dans un camp, puis dans l’autre.
Le photographe se rapproche de la scène, il va, vient, et s’arrête à l’endroit stratégique.
Il semble même parfois précéder les événements. L’Histoire se déroule sous nos yeux.
Au milieu du chaos, le photographe porte son attention sur les individus, personnages importants ou anonymes.
Ses portraits de Bernadette Devlin, figure du mouvement de lutte pour les droits civiques à Derry, ou du jeune garçon au masque à gaz qui fera la une de Paris Match, deviennent des icônes.
Mais d’autres clichés, en marge du reportage, ne semblent pas directement destinés à la presse. Des scènes de rue, des portraits en dehors des hostilités, ces regards et instants fugaces aident à construire le récit, à exprimer la tragédie.
Gilles Caron, grâce à ces images, invite le spectateur au question- nement personnel et ouvre la voie à de nouvelles formes du photo-reportage.
Michel Poivert, dans son ouvrage Gilles Caron, Le conflit intérieur, écrit : « Le projet de Caron était celui de raconter autrement l’actualité, d’intégrer ses propres sentiments sur l’humanité à la sténographie visuelle du photo- journalisme. Cette tentative de trouver une fréquence nouvelle entre l’extérieur et l’intériorité ressemble aujourd’hui à un avant- courrier d’une photographie d’auteur qui sera la marque de la décennie suivante. »
En quatre jours en Irlande du Nord, Gilles Caron realize l’un de ses plus grands reportages ; un témoignage unique et important de ce tournant de l’Histoire.
L’exposition propose aux visiteurs de découvrir ce travail, au-delà des images iconiques publiées à l’époque dans la presse.
Elle présentera un ensemble de soixante-dix photographies, tirages vintages et modernes, ainsi que des reproductions agrandies de planche-contacts éclairant le travail du photographe.
Commissariat : Emmanuelle Vieillard, musée Nicéphore Niépce
Le musée tient à remercier : La Fondation Gilles Caron, Marjolaine Caron, Louis Bachelot, Francisco Aynard, la Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine, Matthieu Rivallin, Emmanuel Marguet et Fannie Escoulen de leur soutien pour la réalisation de cette exposition.
Gilles Caron : Irlande du Nord, 1969
12 février – 22 mai 2022
inauguration vendredi 11 fév. 19 h
Musée Nicéphore Niépce
28 quai des messageries
71100 Chalon-sur-Saône
www.museeniepce.com
www.open-museeniepce.com
www.archivesniepce.com