Cogitations Mensuelles de Thierry Maindrault
Peu de choses ne m’agacent davantage que cette petite carte (souvent illustrée), dite de visite, sur laquelle figure la mention « artiste photographe », parfois plus importante en taille ou en graisse que le propre nom de la personne. Ce qualificatif est devenu tellement galvaudé, ces cinq dernières décennies, que nombre de barbouilleurs, de gratteurs de cordes et autres bricoleurs de smartphones s’arrogent, comme un droit, de se le coller sur le front. Avec l’arrivée de la conception numérique, le conte devient réalité pour l’ego de chaque manipulateur : « … oh ! dit moi miroir, suis-je encore le plus grand artiste de l’histoire … ». Fermez le ban !
Celles et ceux qui peuvent se prévaloir de ce titre d’Artiste, même s’ils sont fréquemment devenus anonymes, ont laissé des traces pérennes dans l’évolution de notre humanité. Une trace se constate par une œuvre (ou un ensemble d’œuvres) qui fixe un savoir, une évolution, un sentiment ou une pensée lors d’un instant devenu reportable dans l’espace temps. Concrètement, la qualification d’Artiste naît lorsque les créations d’un auteur tombent dans le domaine public avec leur appropriation par les générations futures.
Ma seconde remarque, plus légère, constate que le terme artiste était, jusqu’à la volte face d’il y a quelques dizaines d’années, plus tôt péjoratif lorsqu’il était associé à une personne contemporaine. Le terme artiste était assez mal vu dans la société, c’était le farfelu, le bohème, l’instable, le saltimbanque, l’associable, le marginal, le sans-souci ; enfin rien de bien reluisant. Je ne suis pas certain que tous ces synonymes soient devenus faux, sauf que pour de nombreuses raisons (les motivations financières de certains tiennent la corde) les autoconsacrés « artistes » s’imaginent tous au pinacle et indispensables pour la survie des autres. La plupart de ces génies qui s’imposent eux-mêmes sont incapables de présenter la moindre œuvre digne d’intérêt, un travail créatif original. C’est ainsi que toutes les activités, de ces « imaginatifs » et autres artisans, s’affichent sous l’étiquette d’artistes dans une discipline de leur choix.
Mais, occupons-nous de notre univers photographique, accompagné par ses myriades de nouveaux artistes photographes. Quelques bien pensants de la culture les proclament émergents tout en oubliant d’offrir les bouées (normal, il faut assurer la rotation dans le business). En tout cas, ces nouveaux arrivés, souvent convaincus, dans leurs discours (souvent plus nombreux que leurs photographies), d’être des stars (c’est le terme à la mode) sans oser – encore – le mentionner sous leurs travaux. Il est vrai que pour le « moi », il est plus facile d’obtenir la flatterie de ‘followers’ béats que d’attendre plusieurs années de purgatoire, après avoir quitté ce monde, pour se targuer d’un public improbable enfin en admiration devant vos images. Toutefois, il ne faut pas s’y tromper, pour la photographie, comme pour les autres disciplines sensorielles, l’essentiel se trouve dans les œuvres qui transmettront et non pas dans le comportement, en société, d’un créateur aussi doué soit-il.
Je ne veux nullement faire l’apologie de la modestie, ni de celle qui étouffe, ni de la fausse. Mais, par pitié, un minimum d’humilité, comme celle affichée par nos prédécesseurs, ceux qui sont devenus maintenant de grands artistes de l’image. Cela n’est pas susceptible de porter le moindre préjudice à qui que ce soi. La fertilité de votre imagination, associée à un travail rigoureux et à vos réflexions curieuses, sont les vraies bases pour obtenir, un jour lointain, la qualification d’artiste associée à votre nom. La sincérité de vos images, la compréhension des travaux de vos anciens confrères, le jeu subtil de l’évolution permanente des technologies, la traduction futuriste de vos convictions dans l’évolution des perceptions, l’oubli des phénomènes superficiels du formalisme éphémère des modes, l’échange respectueux et compréhensif avec vos modèles vivants ou statiques, s’imposent dans la liste non exhaustive. Cette dernière reste incontournable pour découvrir la magie d’une véritable communication, hors de l’échelle temps.
Alors, le cri existentiel de votre « moi » s’imprègne dans le corps de vos images et peu importe si elles ne sont pas compréhensibles, dans l’immédiat, sur les gentils réseaux sociaux. Ne jamais confondre une flagornerie éphémère avec une trace inscrite pour l’évolution. Combien de ces maîtres que nous adulons ont traversé leur vie dans une quasi-indifférence de leurs contemporains.
Je ne suis pas dupe que tous les jeunes auteurs sont embrigadés dans un monde que d’aucuns cherchent à faire tourner plus rapidement. Je constate que les intérêts financiers reposent sur les masses quantitatives en oubliant les fondements de la pensée. Je m’amuse de ces parents avides de reconnaissance qui, contre un appareil photographique confié prématurément, espèrent en retour voir leur rejeton être assimilé à un Vinci de la photographie. Je concède que la réalité quotidienne pour un photographe talentueux (surtout jeune) n’est guère plus facile que celles vécues par quantité d’artistes venus des siècles passés. Je soutiens que le pillage banalisé (voire encouragé) des photographies échouées (parfois contre le gré de leur auteur) dans les abysses numériques ne motive pas le don de soi pour le labeur.
Peu importe cette belle course d’obstacles. La photographie, comme toutes les activités créatives, n’est pas morte. Loin de là ! Sous la condition d’une passion pour oser, – contre vents et marées -, la voie est toujours présente pour permettre la pose de jalons créatifs transformables en repères dans le futur. C’est l’une de toutes ces voies créatives qui conduisent à la naissance d’œuvres d’Art. Alors, oubliez (jeunes et moins jeunes) de vous baptiser artistes. Il est déjà assez noble d’être reconnu comme photographe (si vous savez photographier bien entendu). Ensuite, après avoir produit nombre d’œuvres remarquées (possiblement remarquables) un petit additif de créateur, de conteur, de fabuliste, de concepteur, etc. pourrait vous positionner dans l’imagerie photographique. Ne serait ce pas plus sympathique et moins présomptueux ?
Thierry Maindrault, 14 mars 2025
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