Une œuvre significative dans l’histoire de la photographie américaine vient d’être redécouverte. Après une première exposition en Europe au Forum für Fotografie de Cologne, les travaux de la photographe Mary Frey sont présentés au Centre national de l’audiovisuel (CNA) à Dudelange. Ses images nous transportent dans une petite ville de l’ouest du Massachusetts, en plein cœur de l’Amérique des années 1970 et 1980. Dès le premier coup d’œil, elles laissent apparaître leur discours artistique avec les grands précurseurs de la photographie américaine.
En 1991, Peter Galassi a organisé au MoMA de New York une exposition intitulée « Pleasures and terrors of domestic comfort ». Son catalogue s’apparente aujourd’hui à un compendium de la « New American Photography », tant il réunit de photographes de renom : Philip-Lorca diCorcia, William Eggleston, Gregory Crewdson, Cindy Sherman, Nan Goldin, Tina Barney, Joel Sternfeld, Nicholas Nixon, Lee Friedlander, Stephen Shore, Larry Sultan, Robert Adams, Larry Fink, Sally Man et … Mary Frey.
Mary Frey a marqué des générations d’étudiants de 1979 à 2015 en tant que professeure à la Hartford Art School. Si, après cette exposition au MoMA, elle a pris part à de nombreuses expositions individuelles et collectives aux États-Unis, elle a renoncé à toute représentation publique sur le marché de l’art après la naissance de son enfant afin de se consacrer à sa famille et à son activité d’enseignante.
Ce n’est qu’à la fin de sa carrière académique, il y a trois ans, que Mary Frey a retrouvé l’envie de soumettre son œuvre à la discussion. Le Forum für Fotografie de Cologne et le CNA sont entrés en contact avec son œuvre grâce à l’éditeur Hannes Wanderer de Peperoni Books, qu’elle a rencontré à l’occasion d’un atelier de la Hartford Art School Connecticut à Berlin. En 2017, Peperoni Books a publié Reading Raymond Carver, un recueil d’images en noir et blanc réalisées par Frey entre 1979 et 1983 et initialement présentées sous le titre Domestic Rituals. Le livre a rencontré un grand succès : peu après sa publication, il s’est retrouvé en 2017 dans la sélection du Paris Photo – Aperture Foundation PhotoBook Award pour le « Best First PhotoBook » et a paru dans une deuxième édition. Le deuxième livre de Mary Frey, Real Life Dramas, également édité par Peperoni Books est sorti en septembre 2018.
L’intention artistique de Mary Frey consiste à remettre en question le processus de création de documentations photographiques. Ce qui nous semble capturé spontanément est en réalité le produit d’une mise en scène conceptuelle soigneusement réfléchie. Mary Frey elle-même explique que son intention est « de remettre en question l’essence de la vérité photographique et de recourir à l’iconographie des mœurs bourgeoises pour commenter les valeurs et les systèmes sociaux ».
Dans ces deux séries d’œuvres l’artiste se confronte au travers d’une approche conceptuelle au sujet du portrait de famille, en présentant les membres de sa propre famille, mais aussi des amis et des connaissances de son quartier et de son entourage dans des actes et des rencontres de tous les jours.
La fascination que dégagent ces scènes quotidiennes inoffensives tient surtout au souci du détail dans la représentation, ainsi qu’à la vitalité et à l’atmosphère intime des actes effectués. La sobriété prosaïque des scènes donne à l’observateur la sensation d’en faire directement partie. Cette impression de moments saisis en passant et d’intimité familière estompe la distance avec l’observateur, à qui les scénarios paraissent plausibles sans qu’il soit nécessaire de les remettre en question.
Seul un second regard attentif aux photos de Mary Frey le confirme : le perfectionnisme de la composition et de l’utilisation de la lumière ainsi que la virtuosité des harmonies chromatiques ne sauraient résulter du réalisme de l’instantané. La construction des images est au contraire travaillée dans les moindres détails, exprimant la créativité artistique de première force de Frey. La spontanéité est produite artificiellement, fruit d’un catalogue de scènes minutieusement préparé présentant comme « prototypes » les actions, les gestes et les caractères chers à Frey au moyen d’un appareil grand format, d’un trépied et de la lumière diffuse de flashs à usage unique.
Fidèle à son idée selon laquelle « une photographie nous montre ce que nous savons tout en recelant sa propre fiction », Mary Frey soumet le produit photographique à une remise en question fondamentale des conditions du sens et de la vérité immanents à la photographie.
L’artiste prête une attention particulière à la manière dont les mémoires et le contexte contemporain imprègnent notre image de nous-mêmes et notre système social de valeurs. Ainsi cite-t-elle fréquemment des influences de la culture pop dans son œuvre. Mary Frey se dit ouvertement influencée par l’omniprésence des sitcoms et feuilletons télévisés, des romans à quatre sous et des magazines comme Look,
LIFE et Good Housekeeping. Elle utilise les situations qu’elle y trouve comme point de départ stylistique pour ses mises en scène.
C’est particulièrement le cas de ses images en noir et blanc, qui rappellent l’atmosphère et la dynamique d’une famille de la classe moyenne aux États-Unis dans les années 70 et 80. Dans les photographies en couleur réalisées plus tard pour Real Life Dramas, Mary Frey ira encore un peu plus loin en contrecarrant ses travaux par de brefs extraits de textes issus du contexte de la culture pop, conférant à la banalité des scènes quotidiennes une dynamique artistique.
L’unité de sens initiale d’une image documentaire, qui ne tarde pas à se révéler être une mise en scène, est ainsi menée ad absurdum, toujours un peu plus loin dans la réfraction ironique et dans le jeu de désorientation paradoxal. Mary Frey dévoile et problématise un fossé infranchissable entre le portrait photographique et la réalité psychique intérieure des personnes photographiées, sans pour autant se soumettre au paradoxe entre image et identité.
À la manière d’une iconologue qui observe et étudie une œuvre d’art selon une analyse historique et en tant que témoin de phénomènes culturels, Mary Frey examine l’inventaire d’images dont elle se sert au travers du processus artistique. Le factuellement représentable et le délibérément banal ne sont pour la photographe que le prétexte d’une réflexion sur la pluridimensionnalité des états psychiques et sur la manière de les transmettre.
Gail Buckland résume cette idée dans une analyse de l’œuvre de l’artiste et une comparaison avec Diane Arbus, grand modèle de Mary Frey :
« Toutes deux souhaitaient pénétrer dans des espaces privés et assister à des moments intimes. Toutes deux ont franchi des limites acceptées, Arbus en osant « regarder » celles et ceux qui vivent en marge de la société et s’introduire dans l’univers privé des travestis, des nains et des malades mentaux, et Frey en installant son appareil dans des chambres, des salles de bain et des cuisines d’Américains productifs de la classe moyenne, orientés famille, qui ne faisaient rien qui sorte de l’ordinaire. Le sujet d’Arbus résidait dans l’apparence des gens. Le sujet de Frey réside dans ce que les gens pensent et dans leur rapport aux autres. » (voir catalogue de l’exposition « Mary Frey Real Life Dramas », Western Carolina University, Cullowhee, NC, 1987).
Mary Frey – Real Life Dramas
Exposition du 13 juillet au 25 novembre 2019
Centre national de l’audiovisuel (CNA) 1B rue du Centenaire
L-3475 Dudelange – Luxembourg